NATHALIE ROUANET pour ROUGE INDIEN

 

 

 

Nathalie Rouanet pour Rouge Indien loupe

 

Nathalie Rouanet, bonjour et bienvenue sur Regarts.org, tout d’abord pouvez-vous vous présenter à nos lectrices et lecteurs ?

Namasté ! Guten Tag ! Bonjour et merci de cette interview. Je suis française, mais je vis près de Vienne depuis plus de trente ans et j’écris dans mes deux langues, français et allemand. Je suis venue à Vienne dans le cadre de mes études pour y faire un mémoire de maîtrise sur les poèmes expressionnistes du peintre Egon Schiele et je suis restée en Autriche où j’ai fait un doctorat de langue et littérature. C’est dire que je baigne depuis toujours dans l’écriture.

En tant qu’auteure, j’ai publié de nombreux textes de prose et des essais dans des revues littéraires et des anthologies en Allemagne, en Autriche et en France. J’écris aussi des textes de poésie parlée, de Spoken Word, pour des scènes de poetry slam et j’ai participé en tant que slameuse sous le nom de Ann Air (mes initiales !) à plus de 70 performances.

Je suis aussi traductrice littéraire dans les domaines du théâtre (Jean-Claude Carrière, Emmanuel Robert-Espalieu, Christoph Marthaler, etc.), de l’art (nombreux catalogues d’art sur Chagall, Picabia, Schiele, Baselitz, etc.), du cinéma (scénarios et sous-titres) et de la littérature (je suis la traductrice allemande d’Hélène de Monferrand et de Nina Bouraoui).

Vous venez de publier aux éditions Perspective Cavalière « Rouge indien », roman biographique sur l’artiste Amrita Sher-Gil, comment l’avez-vous découverte et qu’est-ce qui vous a intéressé chez elle ?

J’ai découvert Amrita Sher-Gil en janvier 2006 lors de mon premier voyage en Inde, à la fin d’un voyage éprouvant au Rajasthan, dans le Musée d’Art moderne de Delhi. À l’étage, une salle lui était consacrée, avec six ou sept toiles et quelques études. Mais aucune biographie, aucune photographie d’elle, aucun catalogue. Comme il était interdit de photographier, j’ai dû me contenter de noter les titres des tableaux et les dates de sa naissance et de sa mort (1913 – 1941). J’ai eu tout de suite envie d’en savoir plus sur cette femme au destin apparemment tragique (morte à vingt-huit ans) et d’écrire peut-être sur elle. Dès que je suis rentrée de ce voyage et pendant des années, j’ai cherché à savoir qui était cette artiste qui se représentait sur des autoportraits tantôt en manteau de fourrure avec des colliers de perles dans un chic évident du Paris des années vingt, tantôt en « Tahitienne » (titre de tableau).

Pourquoi ce titre de « Rouge Indien » ?

Je dois dire que dans cette salle du Musée d’Art moderne de Delhi, le rouge était si dominant que le titre s’est imposé tout de suite : « Rouge indien », en allemand « Indienrot ». En fait, je devrais dire « les rouges étaient dominants », au pluriel, d’ailleurs il y a dans le roman une trentaine de termes qualifiant des tons différents de rouge, mais la sonorité du titre au pluriel, « Rouges indiens », me déplaît en raison de la liaison ! Et puis peut-être que certains lecteurs ou certaines lectrices auront envie de lire le roman pour savoir de quel rouge il s’agit !

Qui était-elle ?

Amrita Sher-Gil est née à Budapest en 1913 de mère hongroise et de père indien sikh. En 1921, la famille part une première fois s’installer en Inde. Quand Amrita a seize ans, les parents et leurs deux filles reviennent en Europe et s’installent à Paris pour qu’Amrita y fasse des études aux Beaux-Arts et sa petite sœur Indira des études de musique. Au terme de ses années de formation à Paris, nourries de rencontres illustres, d’amours masculines et féminines au parfum de scandale, Amrita décide de revenir définitivement en Inde, en 1934. C’et la date charnière que nous avons choisie, l’éditeur Étienne Gomez et moi, pour illustrer la couverture.

Comment décrire son style ?

On distingue très nettement deux périodes dans l’œuvre d’Amrita Sher-Gil. La première est le reflet de sa vie dans les cercles de la bohème parisienne avec des portraits d’influence postimpressionniste, des scènes d’intérieur, des nus issus de son travail aux Beaux-Arts. Ensuite la période indienne, dépouillée et introspective, de 1934 à sa mort, où elle peint la vie humble et aride des habitants, des enfants aux pieds nus, des mendiants, des ouvriers agricoles, des cérémonies de mariage ou de fêtes traditionnelles. Sa palette de couleurs change aussi du tout au tout. C’est ce que j’ai essayé de rendre dans le roman.

En Inde, elle est souvent comparée à Frida Kahlo, pourquoi ?

Lorsqu’on surfe sur la toile, on remarque de troublantes similitudes entre Amrita Sher-Gil et Frida Kahlo. Une certaine ressemblance enfant, une façon de poser sur les autoportraits ou les photos. Mais ce qui autorise la comparaison entre les deux artistes, c’est surtout - outre leur grande liberté de mœurs et leur destin tragiquequ’elles ont marqué un tournant dans l’histoire de l’art de leurs pays respectifs. Leur style vestimentaire – pour Amrita, je parle uniquement de la période à partir de 1934 – reflète le même attachement à la culture de leurs pays, un même goût pour les vêtements et les bijoux traditionnels, et leurs toiles qui sont empreintes de leurs couleurs et de leurs symboles propres affirment cette identité. Et elles sont aussi devenues toutes les deux, de leur vivant, des icônes du féminisme, en Inde pour Amrita, dans le monde entier pour Frida ; icônes du féminisme et de l’émancipation sexuelle puisqu’elles étaient toutes les deux bisexuelles, ou dirait-on aujourd’hui « pansexuelle » ?

Il y a cependant de grandes divergences : Amrita a fait des études de dessin et de peinture alors que Frida Kahlo est autodidacte, on peut aussi opposer les petits formats de Frida aux grandes toiles d’Amrita, et surtout, les supports, le traitement de la couleur et les motifs sont très différents pour ne pas dire diamétralement opposés. Je ne vais pas faire un traité d’histoire de l’art, mais en résumé, là où Frida Kahlo est dans le symbolisme – on a parlé de surréalisme qu’elle a elle-même rejeté puisqu’elle ne peint pas des rêves, mais sa réalité ; d’autres parlent de « mexicanisme » parce qu’elle met en valeur ses racines précolombiennes –, Amrita est davantage dans la veine naturaliste, et son style est de plus en plus dépouillé.

Pour votre ouvrage sur quels documents vous êtes-vous basée et a-t-il été difficile de remonter le fil ?

Après mon premier voyage en Inde, oui, il m’a été très difficile de trouver des renseignements. Pour rappel, c’était en 2006 ! Il y avait très peu d’images et de documents sur la toile. Peu à peu, j’ai fini par trouver deux catalogues d’exposition (qui avaient eu lieu à Budapest et à Munich), puis un film documentaire français : Amrita Sher-Gil, une rhapsodie indienne, film de Patrick Cazals (Les films du Horla, 2003). Je suis revenue deux fois en Inde, à Mumbay, à l’île aux éléphants, et dans le sud ; je suis allée à Budapest, et au fil des ans, on trouvait en ligne de plus en plus de photos de ses œuvres et surtout des photos en noir et blanc que son père avait réalisées, dont je me suis inspirée pour mes premiers fragments.

Bien plus tard, j’ai réussi à me procurer la monographie très complète que son neveu Vivan Sundaram a compilée (parue en Inde en 2010) : Amrita Sher-Gil : a self-portrait in letters & writings (introduced, annotated & edited by Vivan Sundaram, Tulika Books, New Delhi, 2010). Par recoupement, j’ai aussi utilisé des écrits d’autre personnages du roman qui sont des personnes réelles (Boris Taslitzky, Malcolm Muggeridge, Karl Khandalavala...) ou des articles de journaux.

Pourquoi avoir pris le parti de raconter la vie de cette artiste de manière cinématographique ?

J’ai commencé à écrire des fragments avant d’avoir lu et de m’être approprié tout le corpus de la monographie d’Amrita, simplement à partir des impressions que me laissaient ses tableaux, mais surtout des photographies réalisées par son père qui représentaient des scènes de vie des plus surprenantes, voire déroutantes. Il faut dire aussi que j’ai commencé à partir de 2013-2014 à travailler régulièrement pour le cinéma, à faire du sous-titrage ou traduire des scénarios.

En fait, j’ai fait la démarche inverse de l’écriture de scénario : j’ai décrit le déroulement de la scène, de la séquence pour en arriver à cette image fixe qu’est la photographie. Un arrêt sur image. C’est devenu les textes que j’appelle des tableaux vivants qui entrecoupent le récit auctorial, ou qui s’y superposent.

L’oralité joue un grand rôle dans mon écriture, or un film, ce n’est pas que l’image, c’est aussi la musique, les dialogues, les voix off. J’aime jouer de tous ces effets qu’offre l’écriture de scénario.

Extrêmement connue de son vivant, comment expliquez-vous qu’elle soit quasiment inconnue de nos jours ? D’ailleurs où pouvons-nous découvrir ses œuvres ?

Il semblerait qu’il y ait très peu d’œuvres d’Amrita en Europe. Le Ernst Múzeum de Budapest en possède, mais je ne les y ai pas vues exposées. Le catalogue de son neveu qui inventorie tout son œuvre parle de collections privées (surtout en Inde, aussi aux États-Unis et en Hongrie). Mais je pense que l’essentiel se trouve à Dehli et Mumbai dans les archives de Vivan Sundaram, légataire de sa tante et de son grand-père, donc des toiles, dessins, journaux intimes et lettres d’Amrita et des photographies d’Umra Sher-Gil. C’est peut-être la raison pour laquelle elle est si peu connue de nos jours en dehors de l’Inde alors qu’elle est une artiste aussi fascinante. Peut-être que mon roman contribuera à la faire davantage connaître. Et si je l’ai écrit en empruntant à la forme scénaristique, c’est aussi parce que je rêverais d’en voir le film !