CARMEN

 

Théâtre Libre
4 boulevard de Strasbourg
75010 Paris
01 42 38 97 14

Jusqu’au 19 avril à 19h, le 20 avril à 15h,
puis en tournée

 

loupePhoto © Lucien Sanchez

 

En 2025, l’opéra Carmen de Georges Bizet a 150 ans et on ne compte plus ses adaptations lyriques, cinématographiques, dansées ou même dessinées. Pourtant, l’opéra le plus joué au monde avait d’abord été contesté – comment une femme pouvait-elle incarner une telle liberté ? Après la première à l’Opéra-Comique le 3 mars 1875, il fallut environ dix ans pour que le public français s’enthousiasme pour cet opéra, inspiré de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée, publiée en 1845.

La cigarière gitane de Séville est devenue un mythe, donnant lieu à de multiples relectures : certaines penchent du côté de l’espagnolade, d’autres se délocalisent loin de la capitale andalouse ou actualisent les problématiques. Un mythe que beaucoup connaissent, même si ses contours sont parfois un peu flous. Carmen incarne avant tout des notions fortes : la passion, la liberté et la tragédie. Parce que ces thèmes sont universels, hors du temps et sans frontières, les réinterprétations abondent : celle de Julien Lestel, très réussie, s’inscrit dans une esthétique urbaine contemporaine.

Ici, aucune trace d’espagnolade, même si les couleurs rouge et noir du tailleur-pantalon de Carmen – souvent associées à l’Espagne – évoquent avant tout la passion et la mort. Sur scène, dix danseurs parviennent à raconter l’histoire d’amour tragique en à peine une heure et dix minutes, portés littéralement par une bande-son mêlant les airs classiques de l’opéra aux rythmes modernes, presque électro composés par Iván Julliard.

Dès son apparition, Carmen, interprétée par Mara Whittington capte tous les regards : elle devient le centre de gravité des neuf danseurs – quatre femmes et cinq hommes – qui tournent autour d’elle, la frôlent, la touchent. Ce travail sur les trajectoires particulièrement soigné, de même que les dynamiques de groupe qui se font et se défont sous nos yeux, constituent un des axes du spectacle.

Au cœur de l’intrigue, un trio amoureux. Don José tombe amoureux de Carmen, qui sera à son tour séduite par un autre. La rivalité entre les deux hommes, la jalousie de don José pourtant promis à Micaela, interprétée ici par Inès Pagotto, mènera à la tragédie.

Parmi les tableaux, on reconnaît la danse de Carmen – chez son amie Lilas Pastias –, qui séduit d’abord don José (Maxence Chippaux) ou encore le célèbre air du « toréador » lorsque Escamillo (Titouan Bongini) au centre de l’arène est acclamé par les autres danseurs, fascinés par sa virilité très marquée et codifiée. Cette force s’exprimera pleinement dans le duel final entre les deux amants, qui remettent littéralement leur pantalon, pour un combat dansé, à la fois harmonieux et haletant.

La musique, en particulier les percussions, semble entraîner les danseurs dans une forme de transe. Rythme soutenu, sauts sur place et tremblements : tout exprime la violence de l’envoûtement suscité par les sentiments. Une mention spéciale pour le moment où Micaela, Carmen, Don José et Escamillo sont réunis au milieu de la scène. Leurs gestes saccadés, d’abord synchronisés, se désaccordent peu à peu, reflétant l’évolution des relations, jusqu’à la dissonance la plus totale et la tragédie : le coup de poignard de l’amant jaloux.

Julien Lestel ne trahit en rien l’esprit de Carmen : il en révèle au contraire la force intacte. La liberté farouche de l’héroïne, sa capacité à défier les normes, à affirmer son désir et à en payer le prix, trouvent un écho saisissant dans notre époque. À travers cette chorégraphie, Carmen continue de fasciner et de faire réfléchir. Dans la note d’intention, le chorégraphe évoque la question des féminicides et affirme qu’il a voulu « sauver Carmen » mais que finalement « c’est elle qui nous sauve ». Un mythe n’est vivant que s’il peut être sans cesse réinventé : c’est exactement ce que réussit ce spectacle, porté par des danseurs engagés dans l’interprétation. Leur performance collective, intense, a d’ailleurs été longuement saluée par une salle conquise.

Ivanne Galant

 

Carmen

Chorégraphie : Julien Lestel
Musiques : Georges Bizet / Rodion Shchedrin / Iván Julliard
Lumières : Lo Ammy Vaimatapako
Costumes : BJL
Assistant chorégraphe : Gilles Porte

Danseurs : Mara Whittington, Maxence Chippaux, Titouan Bongini, Inès Pagotto, Roxane Katrun, Eva Bégué, Celian Mael Bruni, Jean-Baptiste de Gimel, Ingrid Le Breton, Louis Plazer

Production : Alexandra Cardinale Opéra Ballet Production