« NOBODY IS NO-BODY »

TNBA – Théâtre National Bordeaux Aquitaine
3, place Pierre Renaudel 
33800 BORDEAUX
05 56 33 36 80

Du mercredi 11 au vendredi 20 janvier
Mercredi et jeudi à 19h30
Vendredi à 20h30
Samedi à 19h00
Mardi à 20h30

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Nobody Is No-Body loupe Photo Simon Gosselin

Placé derrière une vitre aseptique, entre réalisme du plateau en rez-de-chaussée et image fictive sur écran au premier étage, le spectateur observe en direct le biotype d'une fourmilière d'entreprise piégée dans un terrarium. Témoin d'une performance filmique à deux vitesses, on assiste simultanément à la projection du film et à sa fabrication qui entend décrypter les mécanismes contemporains et les enjeux d'une boîte structurée en open space où solitudes, spectres en costume,  évoluent de manière mécanique.

La scénographie imposante est efficace, le décor blanc, minimaliste et impeccable figure une maquette à échelle humaine, prototype idéal et optimisé d'une entreprise lambda : des bureaux, une salle de réunion, des toilettes, une photocopieuse, quelques plantes ci et là, des range-dossiers noirs, des ordinateurs, des chiffres et autres schémas incompréhensibles. Dans cette organisation lisse, dans l'absolu parfait, la machine à café n'existe plus, devenue l'ennemie perturbatrice potentiellement lieu de rencontre, fruit de discussions, de questions ou d'histoires de vie. Car « Nobody » c'est n'être ni une personne, ni un corps mais un cerveau sans identité, une forme de cyborg à visage humain sans âme.

Insidieux et sournois, l’œil du Big Brother orwellien n'est même plus identifiable. Ce « Truman show » en direct s'auto pilote par la reproduction d'un conditionnement où l'eugénisme entrepreneurial, digne des films d'anticipation dans une utopie de management, est d'ores et déjà bien en place.  Distanciant les lois de la nature même, la reine-PDG de cette fourmilière s'est désincarnée pour se réifier dans l'appellation vaporeuse d' « économie ». Passant d'une société de surveillance à une « société de contrôle », et même d'hyper-contrôle, dont parlait déjà Gilles Deleuze, la hiérarchie pyramidale a explosé en plein vol en autant d'éclats que d'employés, visant à faire de chacun un membre responsable de l'entreprise. Cette hiérarchie, remplacée par un corps social composé de mono cellules no-body, et rejetant systématiquement tout corps étranger par mécanisme fonctionnel, fait de chaque personne un Nobody qui, s'il n'est plus réparable ou obsolète, est remplacé par quelqu'un de plus compétitif. Ainsi faussement valorisé et formaté à ne répondre qu'à nourrir l'entreprise, il est mis à profit pour épier l'autre, l'évaluer, dans une pensée unidimensionnelle, en un mouvement monodirectionnel. Sur l'échiquier de cet open space qui divise pour mieux régner, où chaque pion était habité par la suspicion, la partie, par définition, n'a pas dessein de s'achever. Sans jamais faire de vague, un Nobody doit donc faire preuve d'une adaptabilité au rythme de l'ensemble et, pour sauver sa peau, adopter consécutivement toutes les attitudes : persécuteur, bourreau, délateur, calculateur, devenant lui-même bouc-émissaire, victime ou maudit.

Annihilant les rapports humains, la relation d'entreprise reste l'unique mode de communication renforcée par la peur d'être jeté hors du système. L'employé qui se plaindrait de n'être personne  évolue dans un milieu dont le principe est précisément de n'être identifié que par sa seule fonction, Nobody e(s)t no-body. Tout se passe comme si, conditionnés, ces êtres étaient incapables d'être autrement et de survivre hors de ce biotope, où paradoxalement la seule existence qu'ils ont appris est la non reconnaissance, préférant rester en terrain connu et s'y raccrocher malgré cette perte d'identité qu'eux-mêmes, s'ils en ont conscience, ne supportent pas.

Identifiées comme autant d'erreurs en coups de pied dans la fourmilière qui perturberaient toute la colonie, les relations et tentatives de discussions humaines prennent la forme des bugs entre les Nobody qui s'entrechoquent en des conversations absurdes et stériles.

Si chaque Nobody-homme porte pantalon et cravate noire, chemise blanche, talons et rouge à lèvre pour les femmes, pourtant, deux tableaux miniatures dans un coin de l'open space, reproductions discrètes de la période bleue de Matisse dénotent : une femme nue enfermée et déformée par le cadre fait face à un vol d'oiseaux émancipés. Ce diptyque furtif que nous offre à voir l’œil de la caméra cristallise le paradoxe de la situation, le dedans et le dehors, le problème et la solution confondus, dystopiquement liés.

Ce bleu est précisément la seule couleur qui identifie clairement les éléments extérieurs à l'entreprise, à savoir le stagiaire et la psychologue du travail, donnant elle-même l'illusion de l'écoute sous couvert de consultation des sentiments, mais de mise en veille des sens.

Tout le monde se contient et chacun trouve des alternatives pour s'auto réguler, qu'elles soient chimiques, sportives, sexuelles : ces pratiques, devenues addictions, complétées par des soirées orgiaques de pure consommation, et de propositions culturelles farfelues organisées par l'entreprise, ont pour unique objectif d'anesthésier et de maintenir le conditionnement. 

Si le caractère inventif de cette performance filmique permet de mettre en perspective l'écriture d'un cinéma éphémère, qui en même temps se rejoue de façon inédite mais se répète de manière inéluctable, l'écran fait ressortir la violence incroyable de cette machine de guerre dont on ne comprend pas le contenu, sinon la valeur maîtresse : l'économie et la productivité.

Entre théâtre et film, à travers une vitre et devant un écran, entre regard systémique et gros plans, ellipses et flash back, « Nobody » est ingénieux et pertinent. Lorsque l'un nous donne à voir ce qui se passe hors champ, l'autre répond qu'il ne se passe presque rien. Dans cette atmosphère clinique et aseptisée, économiquement productive et humainement stérile, le parti pris cinématographique suis le parcours singulier d'un employé dont l'histoire d'amour apporte un souffle humain sur fond de tension dramatique, ouvrant une fenêtre sensible sur l'extérieur, incarnant un point de vue réfléchi.

On pense cette espèce étrange : les No-body sont des ovnis dont on ne comprend ni le fonctionnement, ni le langage si l'on ne vient pas de la même planète. On reste affreusement spectateur tout en prenant cruellement et entièrement conscience que ce qui se joue devant nous existe vraiment quelque part, tout près, ici, dans notre société contemporaine.

Loin de la fiction d'anticipation, nous avons déjà franchi le seuil de la réalité.

Bienvenue à Gattaca +1

Cynthia Brésolin

 

Nobody Is No-Body

Texte de Falk Richter
Mise en scène Cyril Teste.

Avec le collectif d’acteurs La Carte Blanche, Elsa Agnès ou Valentine Alaqui, Fanny Arnulf, Victor Assié, Laurie Barthélémy, Pauline Collin, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Mathias Labelle, Quentin Ménard, Sylvère Santin, Morgan Lloyd Sicard, Camille Soulerin, Vincent Steinebach, Rébecca Truffot

Assistante à la mise en scène Marion Pellissier /
Scénographie Julien Boizard et
Cyril Teste /Lumières
Julien Boizard /
Chef opérateur Nicolas Doremus /
Cadreur Christophe Gaultier /
Montage en direct et régie vidéo Mehdi Toutain-Lopezou Baptiste Klein /
Musique originale Nihil Bordures /
Chef opérateur son Thibault Lamy /
Construction Ateliers du Théâtre du Nord, Side Up Concept, Julien Boizard, Guillaume Allory

Tournée :

25-26 janvier Espaces Pluriels, Pau,  (65)

30 janvier- 2 février Le Grand T, Nantes (44)

8-9 février Le Grand R, Scène Nationale de la Roche sur Yon (85)

23-24 février L’Apostrophe, Scène Nationale de Cergy (95)

6-17 mars Théâtre du Vellein, Villefontaine (38)

24-25 mars Anthea, Antibes (06)

 30-31 mars La Filature, Scène  Nationale de Mulhouse (68)

25 avril Théâtre de Cornouailles, Quimper (29)

13-17 juin Le Célestins en partenariat avec le Théâtre Nouvelle Génération Lyon (69)

 

Mis en ligne le 13 janvier 2017