LES MARCHANDS
TNT
Théâtre National de Toulouse
1 rue Pierre Baudis
31000 – Toulouse
05 34 45 05 05
Le 5 novembre
Le travail : de la servitude (in)volontaire ?
J'ai vu, mercredi 5 novembre 2014 au Théâtre National de Toulouse un beau spectacle de la Compagnie Louis Brouillard intitulé Les Marchands. La pièce se joue depuis sa création en 2006, suivant la volonté de Joël Pommerat de constituer un théâtre de répertoire et où les pièces resteraient plus de vingt ans à l'affiche et si possible avec les mêmes acteurs.
Texte et spectacle de Les Marchands sont produits sous la direction de Joël Pommerat suivant le processus de création : écriture de plateau (dans ce cas ci les comédiens improvisent, Joël Pommerat écrit). Il en résulte un spectacle poétique et fort dans lequel les voix des comédiens sont à peine audibles et où seul domine la voix de la narratrice.
Elle parle d'elle, de son amie et de l'usine où elle travaille, Ersilor. Elle, malgré ses fortes et récurrentes douleurs dorsales, malgré sa minerve ne peut imaginer une journée sans travail. Une journée normale, c'est une journée où elle se lève le matin et part prendre sa place parmi ses collègues dans la chaîne de production. Son amie, voudrait travailler mais elle a moins de chance, malgré ses multiples entretiens Ersilor ne veut pas d'elle.
Ersilor semble être une usine où sont produits des éléments qui servent à fabriquer des armes. Un jour le politicien local combatif, tout juste élu et présenté comme un animateur, un magicien, un chanteur de variété annonce la fermeture de l'usine – un monde s'écroule – et organise la résistance.
Une femme prostituée veut se battre à leur côté mais elle est violemment refoulée. L'amie surendettée apprend par la voix de sa mère morte que pour sauver l'usine, elle doit faire basculer son enfant du vingtième étage de son grand appartement vide où trône seul un poste de télévision. À la suite de ce drame, la presse s'intéresse et l'usine est sauvée.
Dans le dossier de presse Joël Pommerat prend le soin de souligner qu'il s'agit d'une pièce sur le travail comme idéologie, de la place qu'il occupe dans notre vie, comment sa présence comme son absence nous affecte au quotidien, définit nos relations interpersonnelles et notre rapport au monde.
Chacun aujourd'hui, reçoit et/ou subit l'injonction de se vendre « Nous sommes les marchands de nos vies ». Cependant alors que tout tend à devenir marchandise, que nous avons accepté, intégré, intériorisé que nous sommes les vendeurs de nous mêmes et ce que tout cela implique de domestication, d’apprêt, de mise en scène de soi voilà qu'une limite semble être posée et qui prend la figure de la prostituée. Pourquoi une prostituée ne pourrait se battre aux côtés de travailleurs ouvriers qui manifestent pour la préservation de leur emploi, de ce qui donne sens à leur existence ? Pourquoi, ces mêmes ouvriers soutenus, ici, par le politicien rejettent-ils violemment la présence de la prostituée à leur côté ? Pourtant qui mieux que la prostituée sait qu'il s'agit de commerce et que pour vendre, il faut apprêter et mettre en scène, appâter le chaland ?
Joël Pommerat souhaite-t-il attirer notre attention sur l'hypocrisie et l'ambivalence d'une société de marchands qui dans ses pratiques agit bien souvent par delà bien et mal mais qui choisit quelques boucs émissaires à vouer aux gémonies afin de pouvoir encore se trouver beau dans le miroir brisé de l'auto-contemplation ? Pourquoi vendre sa vie pour un travail qui abime le corps et participe à la fabrication d'armes dont la fin est de donner la mort, est-il plus désirable, moins condamnable, plus moral que celui qui consiste à vendre une partie de son corps pour donner du plaisir ? Donner la mort est-il plus noble que donner du plaisir ?
Il est possible aussi d'interroger la thématique du don et du sacrifice dans Les Marchands. Don interpersonnel, don et sacrifice de soi à l'entreprise, don et sacrifice de soi à la nation, le fils ''inattendu'' de l'amie s'engage dans l'armée à la fin de la pièce mais le sacrifice apparaît aussi comme une pratique faisant partie intégrante de la société du spectacle mais voilé, caché par elle.
Comme dans une tragédie antique, – le vent ne soufflera pas et les navires de guerre resteront au port si Agammemnon ne sacrifie pas sa fille Iphégénie – la mère morte annonce à sa fille exclue du monde du travail, et donc qui comme un pharmakos vit au dépend de la société, que pour sauver l'usine, sauver les emplois et redonner du bonheur aux gens à ses amis, elle doit commettre un double sacrifice, sacrifier son fils et connaître l'exil, l'exclusion de la société qui prend la forme de l'enfermement , la prison. Suite à ce meurtre à cet infanticide la presse s'empare du drame et l'usine est sauvée. Joël Pommerat prend bien soin dans l'écriture tout comme dans la mise en scène de ne pas laisser accroire aux spectateurs qu'il s'agit de la part de ''l'amie'' d'un acte pulsionnel. Elle rate une première fois le sacrifice lorsque la fermeture de l'usine n'est qu'un projet et lorsque la fermeture est effective, elle laisse tous les autres sur scène et s'en va seule sur son chemin. Ce qui laisse supposer que le personnage de l'amie a bien conscience, au moins l'intuition, du mode de fonctionnement de la société du spectacle : pour conquérir l'opinion, la mettre dans son camp, il faut de l'émotion, du drame, de la tragédie, des sacrifices. Et le sacrifice apparaît bien dans sa double dimension (La Violence et le Sacré René Girard) à la fois bonne et mauvaise et le héros est à la fois adulé et rejeté. ''L'amie'' est à la fois la criminelle, la condamnée et celle qui a sauvé, celle à qui on est redevable.
Le sacrifice paraît relever dans nos sociétés modernes, postmodernes, hypermodernes... de pratiques archaïques et pourtant puisque les guerres ne peuvent plus être vendues ouvertement comme volonté de conquérir et de piller – puisque c'est là des pratiques barbares relevant d'un autre temps – à l'opinion on les leur vend comme guerres humanitaires et pour ce faire il faut prouver que le peuple qu'on va, en fait, massacrer avec des bombes à l'uranium appauvri accompagnées de sacs de riz tombés eux aussi du ciel, subit la violence d'un terrible tyran qui sacrifie son peuple et s'il le faut donc le bon, pas pyromane pour un sous, fait exploser des avions remplis de civils, organise des massacres qu'il met en scène afin de justifier l'intervention auprès de l'opinion et qu'il attribue à l'ennemi désigné, préalablement construit ou en cours de construction.
Sur la présence du sacrifice dans nos sociétés comme moyen de mobilisation de l'opinion on peut aussi se souvenir que l’événement déclencheur de la révolution tunisienne, c'est l'auto-immolation par le feu d'un jeune vendeur (Mohamed Bouazizi) ambulant de légumes dont la marchandise avait été confisquée par la police.
La société du spectacle si pleine de rationnelles lumières dans laquelle le pouvoir repose en grande partie sur la capacité à manipuler la peur et l'émotion des individus peut-il se passer de cette vieille institution et pratique : le sacrifice ? Si l'État-nation possède les moyens symboliques de reconnaissance et de récompense des sacrifices qu'en est-il des entreprises, des multinationales dont la portée et la puissance excèdent les frontières de la nation et qui sacrifient et exigent sacrifice de leurs travailleurs salariés ? Pourquoi travaillons-nous ? Pourquoi nous sacrifions-nous ?
Charles Zindor.
Les marchands
Une création théâtrale de
Joël Pommerat
Compagnie Louis Brouillard
Avec
Saadia Bentaïeb
Agnès Berthon
Lionel Codino
Angelo Dello Spedale
Nolwenn Le Du
Ruth Olaizola
Marie Piemontese
David Sighicelli
Scénographie et lumière
Éric Soyer
Costumes
Isabelle Deffin
Son
François Leymarie
Grégoire Leymarie
Conseiller musical
Alain Besson
Assistanat à la mise en scène - création
Caroline Logiou
Assistanat à la mise en scène - reprise
Pierre-Yves Le Borgne
Lucia Trotta
Direction technique
Emmanuel Abate
Mis en ligne le 7 novembre 2014