LE TEMPS C’EST NOTRE DEMEURE
Théâtre Sorano-Jules Julien
35 allées Jules Guesde
31000 Toulouse
05 81 917 919
Elle dit :
— La prochaine fois que tu veux nous emmener au théâtre, renseigne-toi sur la pièce.
Son ton était sans appel. L’homme âgé d’une cinquantaine d’années qui tenait le bras de celle qui semblait être sa mère ne broncha pas. Ils passèrent la porte du théâtre Sorano, descendirent le perron et disparurent. C’était pendant l’entracte. Juchée sur des talons aiguilles rouges, elle était vêtue aussi d’une longue robe rouge. Comme elle était de grande taille, on eût dit un frêle coquelicot dans une prairie sous un manteau de neige. Elle ne devait pas avoir encore dix-huit ans et son goût était forcément sûr et bon. Alors il ne pouvait en être autrement, étaient suffisamment inintéressants pour demeurer plus longtemps dans ce lieu-dit théâtre ces histoires domestiques qui traitent de la difficulté à trouver dans le mariage ou dans le couple construit sur la fidélité le plein épanouissement ; inintéressants ces histoires de femmes qui à l’approche de la cinquantaine s’aperçoivent soudain que le blé est proche de la fanaison ; inintéressantes ces histoires d’ amours finissantes qui ne veulent pas finir ; inintéressantes ces moments dans la vie du couple où le voile est levé et le charme rompu, où le sens d’un mot qu’y hier encore était clair et partagé devient soudain ambiguë, se pare des habits du diable et danse aux éclats de voix de ces deux êtres désaccordés qui pataugent et dont la chair ne frémit plus, ni à l’approche ni au contact de l’autre et qui voudraient pourtant, sans le vouloir vraiment, remonter le temps et retrouver les frissons d’antan mais le temps, n’est pas une demeure que l’on peut détruire et rebâtir et un coup de peinture même de couleur vive, de scalpel, de silicone, de botox, de liposuccion... ne suffit pas pour lui redonner les éclats d’avant et chaque printemps est unique et seul demeure les traces d’une mémoire elle même évanescente.
Alors la demoiselle comme une beauté orgueilleuse dans un mélodrame, quitta la scène et s’en alla, un livre dans la main gauche, je ne saurai vous dire si dedans on pouvait y lire l’Ode à Cassandre de Ronsard.
Et pourtant, la pièce du Suédois Lars Norén est une belle invitation à penser nos différentes manières d’habiter le temps. À travers une galerie de personnages attachants : des amis d’enfance entre la quarantaine et la cinquantaine qui se retrouvent chaque année avec leurs enfants, leurs compagnons du moment chez l’une d’elle, Anna, pour bavarder, évoquer le temps passé, commenter les événements, se souvenir des morts, faire le point, l’auteur montre la difficulté d’habiter le temps tout simplement, de vivre, de vieillir, de mourir, de faire des choix et de les assumer parfois jusqu’au sacrifice de soi ; il montre la précarité des relations humaines, sociales, amoureuses, amicales, parentales soumise à la loi de l’entropie ; il nous parle du jeu social, des attachements aux choses des uns et des autres, des blessures narcissiques. Il en émane quelque chose comme une vision qui ne saurait être qualifiée ni de pessimiste ni d’optimiste mais seulement le constat lucide que nous sommes dans la demeure du temps, les portes sont closes et nous n’avons pas les clefs, condamnés à jouer tout le temps que dure la traversée la tragi-comédie pour nous mêmes et pour les autres quelque soit le nom que nous lui donnons. La matrice culturelle édifiée pour habiter ce temps est loin de nous épargner toutes les affres.
C’est un bon moment de théâtre, de partage avec des comédiens généreux, dans une mise en scène fluide ou chacun semble avoir trouvé sa place. Toutefois, il semble qu’il soit nécessaire au spectateur de freiner sa course dérisoire contre le temps avant d’entrer dans la salle et d’accepter le temps du théâtre, le temps de ce spectacle qui commence comme une invitation à méditer face à la mer.
Charles Zindor
Le temps c’est notre demeure
de Lars NorénMise en scène Nathalie Nauzes
Avec Nathalie Andrès, Philippe Bussière, Jean- Marc Brisset, Axelle Farrugia, Claude Sanchez, Éric Lareine, Anne Violet, Olivia Kerverdo, Erwann Valette, Rémi Gibier
Lumière Joël Adam
Décor Jean-Marc Brisset
Traduction Aino Höglund et Amélie Wendlind.
Mis en ligne le 19 février 2015