EN ROUTE-KADDISH

Théâtre d’Arles
34 Boulevard Georges Clémenceau
13200 Arles
04 90 52 51 51

 

loupe Photo Charlotte Corman

Dès son entrée dans la salle, le spectateur se dit que ce spectacle se démarquera de ceux qu’il a l’habitude de voir.

Sur la scène un des acteurs, Elios Noël, assis derrière un bureau côté jardin, observe l’assistance qui emplit peu à peu le théâtre.

Le deuxième acteur, David Geselson, également auteur, metteur en scène et narrateur, déambule, une tasse de café à la main tandis que les spectateurs prennent place.

Puis il monte sur l’avant-scène et, d’une manière informelle et décontractée, nous annonce qu’il va nous raconter l’histoire de son grand-père, Yehouda Ben Porat, Juif lituanien parti de son pays en 1934 pour aller en Palestine réaliser son rêve de construction d’un pays idéal, Israël, et d’une société idéale égalitaire, le kibboutz.

À ce stade, le spectateur pense qu’il s’agit d’une simple introduction.

Mais non, il est déjà embarqué dans la pièce sans le savoir et commence à s’en rendre compte quand David Geselson, qui est également David le narrateur, se lance dans un récit détaillé de la vie de Yehouda Ben Porat, et il le fait avec une telle présence, une telle drôlerie – s’adressant directement au spectateur, faisant circuler des photos de famille pour illustrer ses propos – et, surtout, un tel talent de conteur, que la narration se suffit à elle-même et se passe aisément du jeu.

Ensuite, de derrière son bureau encombré de livres, de documents, de papiers, de photos, Elios Noël intervient. « Je m’appelle Yehouda. J’ai 92 ans maintenant, quand même. Bon. » Et il entreprend de narrer un rêve qu’il vient de faire, dans lequel il arrive en retard à son propre enterrement, ce qui fait qu’on n’a pas pu réciter pour lui le kaddish, la prière pour les morts.

Nous sommes là dans le jeu.

Et Elios Noël retrace les différents épisodes de la vie de Yehouda, son rejet de la religion et de la yeshiva, l’école religieuse où il apprend à réfléchir mais à réfléchir sur rien, à mettre les tefillin (ou phylactères), à prier ; ses premiers émois d’adolescent – ah, les seins de Léa, les fesses de Rivka et les doigts de fée de Tsiporah qui courent sur sa peau comme ils courent sur le piano – ; son départ enfin pour la Palestine.

David Geselson, acteur et non plus narrateur, lui donne la réplique.

De fait, la pièce alterne tour à tour passages joués (par les deux acteurs) et passages racontés, ces derniers l’étant seulement par David Geselson.

Et ces passages-là sont des moments de pur bonheur, où le narrateur laisse aller sa verve avec une prestance et une cocasserie dignes d’un one man show comique, comme lorsqu’il raconte sa soirée dans un bar au Japon. Il sait aussi – et avec autant de bonheur – faire preuve de lyrisme quand il nous fait part de sa réaction face au tableau de Rembrandt La ronde de nuit, au cours de sa visite à Amsterdam avec son grand-père.

Alternance de passages, donc, alternance de vies aussi.

Il y a celle de Yehouda, reconstituée et romancée par son petit-fils David, et celle de ce dernier ; deux vies dans lesquelles l’amour tient une place essentielle et déterminante.

Deux routes qui se croisent, se séparent et finiront par se rejoindre, au Japon, qui fera le lien entre les deux.

Et puis, brusquement, le registre bascule.

On passe soudain de l’intime au politique.

David, jeune trentenaire, idéaliste lui aussi et lourd d’un héritage difficile à porter, s’interroge sur le conflit israélo-palestinien, sur son rapport à ce conflit, et remet en question la création de l’état d’Israël et donc, par voie de conséquence, l’œuvre de son grand-père.

Dans un affrontement verbal d’une violence inouïe, il lui fait un procès en bonne et due forme, alignant des chiffres, des dates, des superficies d’une précision mathématique, face à un Yehouda qui tente de se défendre en exposant ses arguments et en réfutant ou nuançant ceux de son petit-fils. Mais le duel est bien inégal. Les paroles de David fusent comme des balles et atteignent son adversaire de plein fouet.

Freud prétend qu’un garçon doit symboliquement tuer son père pour grandir et devenir adulte à son tour. Pour David, c’était assurément le grand-père qu’il fallait tuer.

« La pièce est politique et non pas militante », affirme David Geselson.

Quelques éléments, quelques omissions historiques, révélateurs d’un parti-pris évident, permettent cependant d’en douter…

« Trouve-toi un lieu, David », dit Yehouda en conclusion de leur affrontement.

Il ne s’agit cependant pas d’un lieu géographique mais d’« un lieu au sens le plus large que ce mot peut contenir », pour reprendre les paroles de l’auteur, « le lieu concret, le lieu où l’on aime, le lieu de l’intime et le lieu des possibles. »

« Finalement, c’est un projet sur la quête d’un lieu », confie l’auteur en parlant de sa pièce.

Une quête qui passe automatiquement par les liens qui se nouent. Entre deux êtres, entre deux générations, entre deux peuples. Et qui devront impérieusement se nouer entre deux pays.

Deux acteurs, des images d’archives, des vidéos, un bureau encombré, un lit, trois panneaux amovibles, une desserte avec un ordinateur, des tiroirs pleins d’un fouillis d’objets hétéroclites. Une pièce. À voir.

Elishéva Zonabend

 

En Route-Kaddish

De David Geselson

Texte, mise en scène et interprétation : David Geselson

Collaboration à la mise en scène et interprétation : Elios Noël

Collaboration à la mise en scène et regard extérieur : Jean-Pierre Baro
Scénographie : Lisa Navarro
Lumières : Jérémie Papin
Vidéo : Jérémie Scheidler
Son : Loïc Le Roux
Production : Compagnie Lieux-Dits
Coproduction : Théâtre de Vanves, Théâtre de la Bastille

 

Mis en ligne le 23 janvier 2016