AU MONDE

TNT 
Théâtre National de Toulouse
1 rue Pierre Baudis
31000 – Toulouse
05 34 45 05 05

Le 13 novembre

 

Au monde

 

Après Les Marchands, j'ai vu  le 13 novembre 2014 au Théâtre national de Toulouse  Au Monde  de la compagnie Louis Brouillard avec une  scénographie toujours épurée et où domine le noir et le blanc, où les scènes s’enchaînent comme des séquences au cinéma.

Si dans les  marchands il s'agissait de présenter le travail comme idéologie, comment par son  absence ou sa présence il nous habite, nous travaille de l'intérieur comme de l'extérieur dans Au Monde  l'angle de vue s’élargit : il s'agit de notre condition d'être au monde.

 

Les Marchands  invite le spectateur dans le monde d'en bas, chez les  maigres, les sans dents, là où les fins de mois sont difficiles ; Au monde  invite le spectateur dans le monde d'en haut, chez les gras,  où « Là,  tout n'est qu'ordre et beauté/ Luxe, calme et volupté » comme on pourrait se l'imaginer, en tout cas, là, où les besoins primaires sont satisfaits et où trouver un travail n'est pas un souci, là où la question du bonheur, du sens, de sa présence au monde,  de ce que l'on fait pour soi et pour autrui se pose avec autant d'acuité que pour celui qui se trouve rejeté du monde du travail. Même si en haut comme en bas on s'invente des histoires qui servent de cache sexe comme des Ève dans le jardin d'Eden découvrant soudain que la médaille a deux faces qui s'opposent sans pouvoir se détacher ou même s'éloigner l'une de l'autre ; où en haut comme en bas on se rend compte que même chasser du monde on ne peut tomber hors du monde ; le ghetto, c'est encore le monde, qu'il soit riche où qu'il soit pauvre. Dans tous les ghettos on voudrait le bonheur sans la souffrance. Mais est-il possible d'avoir l'un sans l'autre et à quel prix ?

Comme le dit Joël Pommerat dans le dossier de presse, Au monde est donc une pièce plus abstraite

Il serait possible de résumer la pièce en disant : Dans une famille  dont le père sidérurgiste a su construire un empire qui emploie des millions de personnes dans le monde, l'heure de la succession à la tête des affaires familiales a sonné. Le père, dont la mémoire s'efface, créateur et dirigeant de l'empire attend Ori, le fils prodigue, militaire brillant, pour lui transmettre les rênes mais Ori dont la vue baisse jusqu'à être aveugle à la fin de la pièce voudrait vivre une deuxième vie  plus simple et plus profonde. Après, des semaines de marche méditative le soir, il accepte la proposition, pour ne pas faire souffrir son père.

Toutefois l'angle du roman familial est peut-être plus intéressant et permet à Joël Pommerat d'explorer un grand nombre de thèmes  dont l'enchevêtrement  à travers des personnages qui se contredisent finissent par dévoiler le malaise.

 

LE PÈRE

Malaise ce vieillard, Héphaïstos moderne, qui travaille le fer et fabrique des armes, souvent somnolent dans un fauteuil, sur un coin de la table, titubant à la tête d'un empire dont le roman familial en fait un héros, un bienfaiteur de l'humanité, un créateur, un visionnaire, un humaniste, qui placerait donc l'humain au cœur de l'entreprise mais qui au moment où il faut parler d'humain oublie le mot ; malaise ce père qui oublie qu'il a adopté une fille, qui le jour de l'anniversaire de cette fille se contente de lire, comme dans un communiqué de presse un mot rédigé par d'autres.

 

ORI, LE FILS PRODIGUE

Malaise cet Ori, Arès, génie militaire, qui avait l'amour des armes, le sens de l'organisation, fin stratège selon le roman du père et qui avait tant d'amour en lui selon le roman de la sœur, tant d'amour qu'il ne ferait de mal à personne ; Malaise cet Ori,   figure complémentaire du père, qui voudrait vivre à l'ombre, faire quelque chose de simple et de profond mais qui ne parvient pas à savoir quoi et qui finit par accepter de prendre les rênes des affaires familiales. Jamais il n'avoue devenir aveugle,  jamais il n'utilise cet argument pour refuser prendre la tête de l'empire  comme si être aveugle n'était pas un argument pouvant justifier  le refus du job. Malaise certes mais Ori n'a-t-il pas raison au fond de ne jamais évoquer cet argument : que sait d'un ouvrier chinois le dirigeant d'une multinationale dont le siège se trouve quelque part en Europe ?  Pas grand-chose, rien ; sur l'écran de reporting même son nom n'apparaît pas. Le dirigeant d'une multinationale a-t-il besoin de cet organe, la vue, pour diriger ? Après qu'Ori a pris la décision d'accepter les rênes du pouvoir, la mise en scène le montre tout de noir vêtu,  assis dans un fauteuil, face publique, avec des lunettes noires ; la corpulence de l'acteur, le grain légèrement robotique de la voix  propose  à l'imaginaire du spectateur une image inquiétante de ce nouveau pouvoir. Ori est un cyborg à l'intelligence augmentée qui connaît l'art d'Arès et d'Héphaïstos qui connaît les humains et qui sait que les mots peuvent tuer et qui est désormais à la tête d'une multinationale.

 

LA JEUNE FILLE

Malaise cette jeune fille à peine pubère, adoptée par le père parce qu'elle se trouvait-là ; parce qu'elle ressemble  à sa fille disparue, probablement morte ; malaise cette jeune fille adoptée probablement pour combler l'absence d'une sœur, faciliter le deuil, satisfaire le narcissisme et à qui il est donné le nom de Phèdre parce que le père aime cette pièce ; nom aussi lourd à porter que le fer. Perdue, elle voudrait savoir comment on l'aime. Être sûr qu'on l'aime pour elle même. Mais comment être sûr d'être aimé ? Cette  certitude peut-elle venir de l'extérieur ?  Et que vaut cette certitude si elle ne vient que de l'intérieur ? Comment être sûr de ne pas s'illusionner ?  Chacun est seul avec soi même. Qu'est-ce être soi-même quand on est un enfant adoptée qui a subi un changement d'identité ? Quand on doit oublier, passer sous silence, sa différence  pour devenir le même pour l'autre, dans le regard de l'autre, le bienfaiteur ? Alors dans cette famille de grande bourgeoisie elle se rêve pute plutôt que sainte, donne sa préférence à la laideur plutôt qu'à la beauté et ne rejette pas la souffrance.

 

LA SECONDE FILLE

Malaise cette seconde fille  présentatrice de télévision qui admire son père fabricant d'armes, qui admire son frère militaire et se révolte contre le pouvoir de l'argent souvent à l'origine des   guerres,  dénonce l'indifférence face aux souffrances des gens, rêve d'un monde où les inégalités n'existeraient plus, où la domination des uns sur les autres aura disparu et avec elle le travail. Mais cette même fille ne comprend pas que la femme embauchée par le mari de la sœur aînée puisse gagner de l'argent sans rien faire ; s'inquiète, reproche à sa sœur aînée d'avoir introduit ce mari dans le clan , s'inquiète que son frère, Ori, ne l'entretienne  pas de ses problèmes, comme si ne pas s'épancher était une anormalité, ne comprend pas que la jeune fille adoptée ne parvienne pas encore à donner le nom de père à celui qui vient de l'adopter, se réjouit que lorsque la jeune fille commence à intérioriser sa nouvelle identité.

Comment créer un monde où la domination aura disparu si nous ne parvenons pas à accepter l'autre tel qu'il est sans essayer de le transformer, d'en faire un autre nous-même ? Si nous ne parvenons pas accepter le silence de l'autre, le temps de l'autre, si nous notre schéma mental depuis la nuit des temps, reste intacte : amour pour notre famille, notre clan, notre tribu, notre nation, haine des voisins forcément barbares parce qu'ils ne s'habillent pas comme nous, ne parlent pas comme nous, ne pensent pas comme nous, ne sont pas au monde comme nous  ?

 

LA SOEUR AÎNÉE

Malaise cette sœur aînée désenchantée qui a un mari mais ne semble pas savoir comment elle a fait ; qui est enceinte sans savoir  pour qui, ne se soucie pas de le savoir,  ne parle jamais de sa grossesse comme si cet enfant qu'elle attend  et qui va venir au monde était  un non événement . Elle reste continûment dans le huis clos familial, ne trouve nullement le besoin de faire quelque chose laisse couler le temps sur elle, se laisse emporter par le flux du temps comme quelque chose dont on a pas à se soucier ; elle n'admire personne, trouve tous les hommes normaux et s'en désintéresse donc , sinon son père et son frère Ori dont la présence lui rend le sourire.

 

LE MARI DE LA SOEUR AÎNÉE

Malaise le mari de la sœur aînée,  qui pense que ce qui est beau, c'est ce qui suscite l'envie ; A l'entendre le  progrès débouchera sur une sorte de « meilleurs des mondes »dans lequel le sexe cessera d'être perçu comme une religion, où il n'y aura plus aucune religion, où chacun acceptera le plaisir et rejettera la souffrance ; un monde dans lequel la laideur, le non désirable, ce qui ne donne pas envie aura disparu. Malaise et pourtant n'est-ce pas ce vers quoi nous tendons puisque nous supportons de moins en moins, nous refusons de plus en plus la souffrance du corps et de l'âme. Nous souffrons  des conflits interpersonnels, nous souffrons de nos différences culturelles et naturelles, nous souffrons de nos ''insuffisances'' et ''anormalités'' de naissance, nous souffrons des limites que la culture nous impose  et pour nous soulager de toutes ces souffrances nous avons des drogues, une pharmacopée de plus en plus diversifiée et précise, des chirurgiens pour donner à notre corps une image conforme à notre idée de la perfection du moment nous pensons et nous agissons  comme si la science et le progrès était la solution. Nous ne voulons, nous refusons  de porter seul le poids de l'existence, ce poids qui pèse sur nos épaules du simple fait d'être au monde et nous demandons au progrès, à la technique d'être notre Atlas. Au fond nous voudrions peut être ne plus être là, de n'avoir jamais été là, ici, au monde. Nous attendons du progrès qu'il nous éloigne définitivement de cette forêt sauvage et foisonnante, qu'il nous simplifie le fait d'être au monde , qu'il efface cette nature en nous, qu'il nous efface que nous cessions d'être au monde.   Malaise donc  ce mari commerçant, ce marchand qui s’accommode très bien du monde des affaires et sa passion  pour la vérité, pour la transparence. Face à ce désir Ori oppose simplement ce constat :  les mots peuvent tuer.

 

ABSENCE DE MÈRE

Malaise cette absence de figure maternelle, a aucun moment elle n'est évoquée, elle brille par son absence, comme si le père, le patriarche ce héros,  ce phallus, avait effectivement -dans ce huis clos  où les hommes vêtus de noir marchent d'un pas pesant comme dans une cérémonie -tout engendré par lui-même y compris les enfants. Dans les marchands, la mère est la voix de l'au-delà, l'oracle, la voix qui ordonne le sacrifice du fils pour sauver l'usine et préserver les emplois.

 

LE FILS ÂINÉ

Malaise ce fils aîné qui ne parvient pas à se détacher du père, s'inventer sa propre voie. Il est dit de lui qu'il est trop en admiration pour le père pour pouvoir lui succéder, prendre les rênes de la multinationale.

 

LA JEUNE FEMME EMBAUCHÉE PAR LE MARI DE LA SOEUR AÎNÉE

Et puis il y a aussi cette  femme, séductrice et belle comme Pandore,  qui ne parle pas la langue du clan et que personne ne semble comprendre, embauchée par le mari de la sœur aînée, pour l'aider dans les tâches quotidiennes dit-il mais il est dit qu'elle passe son temps  à écouter de la musique, chanter, regarder la télévision, disséquer les émissions présentées par la seconde sœur et dont la mise en scène suggère qu'à sa fontaine les hommes peuvent étancher leur soif et la seconde sœur fascinée par elle voudrait pouvoir aussi.  Ori dit qu'elle est sans odeur, qu'elle est le mal, une figure qui traverse l'histoire.

Au monde comme Les marchands soumet une même interrogation au spectateur : riches ou pauvres que faire du temps ? Que faire de notre existence ? Quelle est la place du travail comme idéologie ? Que vaut l'utopie dystopique : la fin du travail, le travail comme idéologie ?

Charles Zindor

 

Au monde

Une création théâtrale de
Joël Pommerat
Compagnie Louis Brouillard

Avec
Saadia Bentaïeb
Agnès Berthon
Lionel Codino
Angelo Dello Spedale
Roland Monod
Ruth Olaizola
Marie Piemontese
David Sighicelli

Scénographie : Éric Soyer, Marguerite Bordat
Lumière: Éric Soyer
Son : François Leymarie, Grégoire Leymarie
Collaboration artistique et costumes : Marguerite Bordat
Costumes – reprise : Isabelle Deffin
Assistanat à la mise en scène – création : Laure Pierredon
Assistanat à la mise en scène – reprise : Pierre-Yves Le Borgne, Lucia Trotta
Direction technique : Emmanuel Abate

 

Mis en ligne le 19 novembre 2014

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