L'APOPLEXIE MÉRIDIENNE |
Théâtre du Pont neuf - Espace de création
L'Afrique mystérieuse, le blanc envoûté et le nègre à tout faire C'est le premier samedi du mois de décembre 2012, il fait un temps humide. Il est 21h00 nous sommes au Théâtre du Pont Neuf. C'est un petit théâtre de Toulouse bien convivial qui se trouve dans le quartier Saint-Cyprien. L'ambiance est chaleureuse. Après un verre de vin, un café ou un verre de jus et quelques cacahuètes nous sommes invités à éteindre nos portables puis à pénétrer dans la salle. Scénographie : l'air de jeu principal est un disque noir, un peu brillant, imitation de marbre, stuc peut-être. Sur ce disque des caisses en bois empilées font penser aux cagettes que chacun peut voir sur les marchés. Coté cour, une rangée de spots prêts à sublimer l'objet qui va venir. Puisque les trois coups ne sont plus de rigueur alors vient le noir, injonction au silence et annonce du début du spectacle. Puis revient la lumière fracassant le noir et la voix, chant : chant d'un bipède à la peau sombre, pieds nus, torse nu, les biceps et les abdominaux saillent ; puis une autre voix, celle d'un autre bipède à la peau claire, plus âgé que le précédent, il est habillé d'une chemise, d'un pantalon et de chaussures, le tout tire vers le blanc ivoire, il est le comédien conteur qui nous montrera les pérégrinations du personnage Bardamu en Afrique au temps des colonies jusqu'à son débarquement à New York. La dernière image de la mise en scène montre le comédien-conteur debout sur une des cagettes, son geste esquisse l'image de la Statue de la Liberté. L'acteur est bon et le danseur aussi. On passe un moment agréable. Allez-y. Je pourrais m'arrêter là et ne rien dire de plus, cependant je dois avouer que ce spectacle m'a laissé perplexe d'autant plus perplexe qu'il est question dans le programme mis à disposition de « Dans cette sorte de voyage initiatique au cur du continent noir, la colonisation est dépeinte tel un tableau au vitriol » et plus loin « Pour rendre compte de cette trajectoire africaine, un blanc et un noir comme un double l'un de l'autre, comme deux continents qui se rencontrent ». Cette perplexité m'incite à me poser la question qu'ai-je vu ? J'ai vu, selon la taxinomie en vigueur, un homme blanc et un homme noir. L'homme blanc porte des chaussures, il tient l'essentiel du discours, montre à voir, joue le personnage Bardamu. Ce personnage est un personnage du roman de Céline Voyage au bout de la nuit. J'ai vu un jeune noir torse nu et nus pieds avec une barbichette : quel est son personnage ? Il est le nègre chanteur, il est le nègre danseur, il est le nègre conteur, il est le nègre bonniche, il est le nègre porteur de pagne de raphia, il est le nègre porteur de masques ancestrales, il est le nègre montreur de marionnettes, il est le nègre féticheur ; il est le nègre tribal ; il est l'objet précédents les flots de paroles, glissant sur les flots de paroles, occupant l'interstice entre deux flots de paroles ; il est le nègre exotique, là pour rendre agréables et divertissants les flots de paroles de l'homme blanc. C'est un cliché. Je n'ai pas vu sur la scène ce nègre qui serait le double du blanc, je n'ai pas vu ce portrait au vitriol du système colonial mais le vitriol était peut-être fortement mélangé avec de l'eau de pluie. Je ne vais pas m'étendre mais j'ajouterai simplement que mettre en scène la relation noir-blanc ne va pas de soi, je ne crois pas qu'il suffise de déclarer que le nègre est le double du blanc et réciproquement pour que cela soit vrai et puis quelle est la nature de ce double dont il est question ? D'ailleurs aucune des deux images proposées par la compagnie AB et CD sur le site du Théâtre du Pont Neuf ne renvoie à la thématique du double. Sur l'une on voit un nègre en train de ramer tandis que le blanc est assis devant ; sur l'autre le nègre est toujours derrière le blanc mais cette fois-ci anonyme, il n'existe qu'en tant que bras et jambes. Ah mais on pourrait m'objecter que la rhétorique de la deuxième image consiste justement à suggérer que pour avoir un homme complet, il faut poser la tête du blanc sur le corps du noir ce à quoi je répondrais que c'est tout à fait l'idéologie coloniale : le blanc est la tête, l'esprit, l'intelligence et le nègre le corps, les bras que la tête, le blanc doit mettre au travail. Les deux images proposées tout comme la mise en scène s'inscrivent, trouvent toute à fait leur place dans l'imaginaire coloniale. Une image quelque peu contestataire de l'ordre colonial eut été de proposer l'inverse de ce qui est proposé dans la deuxième image. Ce couple a perdu son innocence, il est piégé, miné par des siècles d'esclavagismes, de colonialisme, d'impérialisme, de cleptomanie capitaliste, de déchaînement ininterrompu de violences en tout genre depuis plus de cinq siècles. On ne peut le jeter sur scène comme ça sans prendre le temps de le démonter, de le dé-construire. Car si rencontre entre deux continents il y a eu, elle ressemble plutôt à la rencontre d'une horde de chevaux sauvages et d'une langue de terre. Autrement, on court le risque, malgré toutes les bonnes intentions, car je ne doute pas que la metteuse en scène et toute son équipe furent parés de bonnes intentions, de (re)produire des clichés ; surtout quand on met en scène un texte qui date du début du XXe siècle, époque où les spectacles de zoos humains remplissaient les imaginaires et rendaient heureux les pères, les mères et les marmots de France et d'Europe ; époque marquée par la théorie évolutionniste, contexte idéologique dans lequel a grandi Louis Ferdinand Céline et de ce que j'ai entendu lors de ce spectacle on ne peut pas dire que Céline ait échappé totalement au contexte idéologique de son temps.
Charles Zindor
L'apoplexie méridienne D'après " Voyage au bout de la nuit " de Céline Avec : Antoine Bersoux et Gahé Bama Mise en scène : Chloé Desfachelle
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