ANIMAL(S) – La dame au petit chien et Un mouton à l’entresol
Nord Est Théâtre – NEST
CDN de Thionville-Lorraine
Site du Théâtre en Bois
15, route de Manon
57100 Thionville
Tél : 03 82 82 14 92
Jusqu’au 22 janvier 2015, puis en tournée
En région parisienne :
le 3 avril – Théâtre de Chelles
les 10 et 11 avril – Théâtre Jean-Vilar à Vitry-sur-Seine
le 21 mai – Centre Des Bords de Marne à Le Perreux-sur-Marne
les 27, 28 et 29 mai –Théâtre de Sartrouville
Animal (s) réunit deux pièces d’Eugène Labiche écrites à 12 ans d’intervalle : La dame au petit chien (1863) et Un mouton à l’entresol (1875). Le bilan est, qu’il y a un siècle et demi, les humains étaient tout aussi imprévisibles qu’à notre époque, imprévisibles et capables de folies bizarres et de manipulations étranges.
Deux pièces jouées l’une après l’autre dans un décor qui se transforme d’un coup, par une cloison qui se tourne et tombe au sol comme la page d’un recueil qu’on feuillette. En effet, les deux actions se déroulent dans l’appartement bourgeois typique du milieu du XIXème siècle. Ce ne sont pas les seules similitudes entre les deux pièces : elles mettent en scène la vie des bourgeois dans leur intérieur intime et s’intéressent toutes deux aux rapports particuliers entre les maîtres et les leurs domestiques. Elles ont aussi en commun le nom d’un animal dans leurs titres : un chien, un mouton.
Et ce n’est pas par hasard. Il va être question, dans une certaine mesure, de la part animale de ces hommes, de ces femmes, auscultée ici par le docteur Labiche, disséquée, révélée, mise à nue.
Labiche a construit ces deux pièces sur un écheveau d’intrigues qui catapultent l’action de manière à tenir et les spectateurs et les personnages en haleine. L’action rebondit sans cesse, et s’il le faut, une autre intrigue vient croiser la première, s’y entortiller et pousser encore plus les personnages vers l’absurde et la frénésie. Tout cela mené avec un humour lucide, impertinent, un humour vache, qui trace des portraits d’humains emportés par la farce de la vie sans aucune chance d’y résister.
Mais, la mise en scène de Jean Boillot ne se laisse pas piéger par la vivacité des répliques courtes et goûteuses de ces textes. Au contraire, il impose un rythme qui met en valeur ce qui ne se dit pas : les regards, les absences, les extases muettes, les surprenantes stupeurs, les émanations musicales viennent arrêter la furie des mots, la suspend comme pour mieux voir les personnages dans leurs singularités qui les rendent si étrangers les uns aux autres. Cela décuple et enrichit le jeu des comédiens et comédiennes qui éloigne ces personnages des stéréotypes sociaux pour leur en extraire leurs failles et leurs folies. Un travail qui donne aux personnages des rythmes différents, aussi bien dans l’élocution que dans les gestes, les déplacements, personnels, en désaccord parfois les uns avec les autres, ce qui crée une sorte d’évidente impossibilité d’empathie entre ces gens là. Un désaccord soit d’humeur, soit de classe sociale, soit de désir. Chacun est un isolement.
Ce travail corporel crée une sorte de ballet animalier où le caractère parle tout entier au travers du geste et où le lymphatique paresseux croise le rapide colibri. C’est à la fois une recherche physique des caractères, et une recherche par les attitudes, les déplacements et l’animalité : tout s’exprime par le corps et la voix, quitte à oublier les mots pour donner du sens aux sons seuls dans des sortes d’éclats vocaux désarticulés, parodie éclatante du langage insensé.
À cela se rajoute l’idée du personnage qui joue un personnage, car les deux pièces possèdent aussi dans leurs éléments dramatiques des ressemblances. Dans la première, un peintre sans le sou parvient à s’installer lui et ses meubles dans la maison même de son créancier (allant même jusqu’à séduire sa femme), dans la seconde, un serviteur s’est fait embaucher par un bourgeois, déguisé pour échapper aux coups de bâtons d’un ancien patron, avec de fausses références puisqu’il s’est déclaré marié avec la servante qui l’accompagne, alors qu’il la connaît à peine. Il y a donc dans les deux cas, des dupeurs, et des dupés. Mais cela n’est pas si simple avec Labiche, car les dupés, aussi bêtes soient-ils, dupent eux aussi leur monde pour assouvir leurs désirs les plus inavouables. Désirs sexuels, désir morbides…
Les trois comédiens et les deux comédiennes sont véritablement tous à la hauteur des différents personnages qu’ils incarnent chacune et chacun dans les deux histoires. Ils arrivent à susciter par leurs jeux, les rires et les fascinations qui tiennent les spectateurs yeux ouverts, gorge déployée. Dans cet exercice, Isabelle Ronayette fait preuve d’un rugueux, d’une virtuosité et d’une énergie explosive.
Le décor ainsi que des costumes très ouvragées, très beaux situent l’action à la fois dans un XIXème siècle pompeux et dans un univers un peu clinique, un peu disproportionné.
Ces deux pièces sont autant une peinture au vitriol des pathétiques et absurdes comportements des hommes en société qu’une ode merveilleuse à la démesure de l’invention, de la mythomanie et de la fausse naïveté.
Elles ont aussi la qualité de se moquer de tout le monde : aussi bien des nantis que des pauvres et de révéler que sous le vernis social si propre, si coquet, cette bienséance, ces dévouements serviles couvent dans une ébullition perpétuelle des désirs sauvages, instinctifs, parfois morbides, et qu’il suffit qu’une porte s’entrouvre pour que ces passions se déversent et foutent tous ces beaux habits, ces beaux décors en vraie pagaille. Mais quelle vie !
Pour donner un petit contraste, un petit goût sucré-salé à cet article, je dirais que la folie qui va obliger tous ces personnages à des décisions proches de l’absurde aurait pu être encore plus vertigineuse si, dès le départ, le ton de l’irréel n’était pas donné. La première image en effet nous fait comprendre que nous ne sommes pas dans le réalisme : des personnages attendent, figés comme des humanoïdes, tandis qu’un piano joue tout seul et qu’un autre personnage git, jambes en l’air, affalé dans un canapé, la robe en crinoline relevée sur son visage, comme si tout cela n’était qu’une maison de poupée abandonnée là par une enfant géante.
Mais peut-être était-ce ainsi que Labiche hallucinait le monde dans lequel il vivait… un jeu de construction où tous les rires et toutes les imaginations pouvaient courir en liberté.
Bruno Fougniès
Animal(s) – La dame au petit chien et Un mouton à l’entresol
Textes d’Eugène Labiche
Mise en scène Jean Boillot
Musique Jonathan Pontier
Dramaturgie Olivier Chapuis
Scénographie Laurence Villerot
Lumières Ivan Mathis
Costumes Pauline Pô
Collaboration Karine Ponties (chorégraphe)
Assistantes à la mise en scène Aurélie Alessandroni
Avec
Guillaume Fafiotte, Philippe Lardaud, David Maisse, Agnès Pontier et Isabelle Ronayette
Mis en ligne le 21 janvier 2015