SUZY STORCK ET CŒUR BLEU
FESTIVAL DES ÉCOLES DU THÉÂTRE PUBLIC – L’ERAC
Théâtre de la Colline,
15 rue Malte Brun,
75020 PARIS
01 44 62 52 52
Du 15 au 18 juin 2016
Suzy Storck raconte, de l’intérieur, un fait divers. Un de ces faits divers qui glacent le sang de la population d’un village, d’une ville, d’une région ou, au mieux, d’un pays un temps, et que cette même population effrayée et avide de monstruosité range aux placards de l’oubli la semaine d’après.
Le spectacle oscille entre confession, témoignage et procès. Il passe minutieusement en revue tous les temps qui ont précédé l’acte dérisoire et terrible de cette femme Suzy Storck, qui un soir de fatigue et de désespérance extrême, fait en sorte que son dernier né, un nourrisson, cesse d’épuiser jusqu’aux nerfs son corps et ses rêves d’évasion : une sorte d’acte d’autodéfense contre « un monde » qui se ligue pour lui faire entendre que « tout cela » est naturel… « Le monde » ? ce sont son compagnon (le père de ses enfants), sa sœur et le reste de la société. « Tout cela » ? c’est cette situation où elle se retrouve sans vraiment l’avoir désirée, mère de trois enfant dans une maison isolée, n’ayant pour seul horizon que de tenir sa maison, lessive, repas, tétées et contentement de l’homme qui travaille pour faire vivre le foyer.
Le texte traverse parallèlement la crise économique mondiale avec sa pénurie d’emploi, ses fermetures d’usine…
Aux personnages dynamiques de l’histoire – Suzy, son mari, sa sœur- a été rajouter deux « narrateurs » qui jouent également des personnages secondaires. Ils sont comme des répétiteurs, enfonçant le verbe en écho, adresse directe public, comme pour nous faire ressentir l’exaspération croissante de l’héroïne, dans un mode d’identification qui ne fait que peser et ralentir la pièce.
Les acteurs de l’ERAC font preuve d’une belle maitrise, rythmique, et d’une grande conviction dans ce théâtre de style documentaire qui prend le spectateur pour un interlocuteur à qui l’on confie le soin de comprendre, de juger ou de pardonner. Confession ou tribunal, le résultat manque de dynamitage et de prise de risque et se cantonne à une sagesse convenue presque académique à l’émotion exsangue.
Cœur bleu est d’une toute autre veine. L’auteure Caryl Churchill (faut-il dire qu’elle est anglaise avec un tel patronyme ?) est méconnue de ce côté du Channel (mis à part « Top Girls ») et adulée de l’autre. On passe avec elle d’une fascination pour le réalisme à une vision volontairement exubérante et déformée du réel.
Cette pièce regroupe deux histoires complètement indépendantes, par la forme et par le fond.
La première, Heart’s Desire, fouille à l’intimité d’une famille : la fille revient ce soir d’un exil volontaire en Australie, les parents et la tante l’attendent comme la fille prodigue.
Toute la pièce est une infinité de découpes et de répétitions du temps de l’attente avant le repas de cette fille qui tarde à arriver de l’aéroport. Le principe : la scène se joue, s’interrompt par un noir et quelques secondes plus tard se rejoue avec une légère variante ou une légère avancée… bref un staccato jubilatoire qui permet à l’auteure d’explorer tous les possibles de cette attente fébrile… et tous les fantasmes, les incohérences… jusqu’à ne plus savoir si c’est l’amour qui crée cette fébrile attente ou la haine ou l’absurde.
C’est une folie superbe, interprétée sur le fil du rasoir par ces élèves très doués de l’ERAC et mis en scène avec une rythmique extraordinairement efficace par Rémy Barché. D’autant que le décalage avec la réalité en encore amplifié par l’âge des comédiens sensés jouer des vieux, simplement affublés de postiches d’un blanc trop blanc pour être naturel. Ils font preuve d’une très grande maîtrise dans cet exercice délicat. L’entièreté du décor est du même esprit : deux couleurs, c’est tout. Un bleu méditerranéen et du blanc pour tous les accessoires, y compris nourritures et boisson. On est en plein rêve artificiel jubilatoire.
La seconde pièce du même auteur part d’une idée de départ séduisante : un homme retrouve la mère qui l’a abandonné à sa naissance. Mais en fait, cet homme est un escroc, (financier et de sentiments), qui a eu accès à un fichier de mères ayant abandonné leur fils. Et c’est une demi-douzaine de mères à qui il fait croire ainsi qu’il est la regrettée progéniture.
Hélas, dans une sorte de jeu littéraire systématique, Caryl Churchill instille dans la mécanique de sa pièce un virus : certains mots des dialogues se remplacent par les mots « bleu » et « cafetière » (le titre original est « Blue Kettel »), phagocytent le langage jusqu’à devenir les seuls vocables employés. Un jeu intellectuel qui finit par dévorer également l’intérêt que l’on pourrait porter à cette histoire.
Sans doute est-ce pour les comédiens un exercice de style utile et formateur mais dans l’état actuel du spectacle, il garde essentiellement les vertus d’exercice et éloigne totalement du sens ou du non sens de cette pièce.
Bruno Fougniès
Suzy Storck
de Magali Mougel
mise en scène Jean-Pierre Baro
collaboration à la scénographie Mathieu Lorry Dupuy
lumière Nanouk Marty
son Adrien Wernert
avec Maxence Bod, Johanna Bonnet, Julien Breda, Leslie Granger, Glenn Marausse
Cœur bleu (Blue Heart)
de Caryl Churchill
traduction Elisabeth Angel-Perez
mise en scène Rémy Barché
avec Salim-Éric Abdeljalil, Marina Cappe, Klara Cibulova, Lorry Hardel, Antoine Laudet, Audrey Lopez, Julien Masson, Pauline Parigot, Florent Pochet
Mis en ligne le 24 juin 2016