UNE FAMILLE AIMANTE MÉRITE DE FAIRE UN VRAI REPAS
Le Lucernaire
53, rue Notre-Dame-des-Champs,
75006 Paris
01 42 22 66 87
Jusqu’au 28 juin 2015
du mardi au samedi à 19h30, les dimanches à 15h00
Crédit photo © Théâtre de l’Homme
Tout se déroule en une soirée, dans l’appartement d’une famille aux apparences normales. Mais le vernis ne tient pas trois secondes et tout ce qui se cache, tout ce qui se passe dans les cerveaux de chacun va se révéler durant cette attente du dîner de fête. Car c’est la fête. Personne ne sait pourquoi mais c’est une décision de la mère car « une famille aimante mérite de faire un vrai repas. »
Ici la famille est un bloc. Elle porte bien la définition de cellule familiale, une cellule à prendre dans les deux significations : celle d’unité vivante faisant partie du corps social mais aussi celle de prison sans fenêtre ni porte.
Ils sont quatre : le père, la mère, la fille de 16 ans, le fils de 14 ans. Il manque la cinquième, cette autre fille, la grande, partie vivre sa vie et créer sa famille à elle, son nid, avec un homme et un bébé. Un départ vécu comme une désertion, une trahison, l’amputation d’un membre dont on ressent sans cesse la perte. Et puis, il y a ce secret que porte le père, ce licenciement qu’il a subi huit mois auparavant, pour faute grave, pour un vol d’un millier d’euros, un geste idiot, incompréhensible même pour lui-même, il semble.
C’est une famille en faillite économique et en faillite de repère qui tente de s’accrocher aux apparences, et de s’accrocher les uns aux autres, et qui ne se voit pas couler.
L’écriture de Julie Aminthe est à la fois tranchante et mélodique. Elle revient en boucle faire ressentir avec humour l’aspect répétitif et obsessionnel de cette vie. Tout est à la fois cru et excessivement drôle, vrai et démesuré, quotidien et tragi-comique. Un humour noir, de cet humour qu’il faut proférer avec un sérieux de marbre, coule tout au long de sa plume.
C’est acide, sans concession et plein d’une cruauté si désespérée qu’elle suscite les rires. Cela peut paraître exagéré, caricatural pour celui qui chercherait du réalisme ici, alors que sous ses allures réalistes, ce théâtre donne un éclairage très particulier et prend cette réalité sous un angle volontairement radical pour mieux en extraire les bizarreries et les monstruosités.
On peut admirer les choix de mise en scène de Dimitri Klockenbring. Avec un texte à la fois si noir, si humoristique et si analytique, il aurait pu tomber soit dans le travers de choisir le réalisme soit de choisir la caricature à outrance. Or, tout au long du spectacle, les interprètes sont sur un fil ténu entre ces deux possibilités sans tomber ni dans l’une ni dans l’autre.
Une très belle performance des deux comédiennes et des deux comédiens. Marie-Céline Tuvache construit une magnifique mère couveuse, débordante de tant d’amour et de désir d’étreindre et de joie qu’elle en devient dangereusement folle. Olivier Faliez campe avec talent un père engoncé dans une sorte de costume de rigueur, devenu un dangereux maniaque de la propreté, phobique absolu, comme pour compenser la perte de son statut social de salarié. Fanny Santer incarne avec vérité une adolescente touchante qui oublie de vivre tant elle est matraquée par les inquiétudes du monde, les mauvaises nouvelles des informations concernant l’avenir fatalement difficile de cette jeunesse. Quand à Jean Bechetoille, il incarne avec une simplicité absolument convaincante et sans excès ce jeune fils de 14 ans qui n’a que les jeux vidéo violents comme exutoire.
La scénographie est construite de façon à mettre le spectateur face à l’appartement de la famille, comme si l’on pouvait voir à travers les murs les trois pièces où se déroulent l’action : le salon, la cuisine et la chambre du fils. La radiographie d’un lieu clos. Un lieu qui se referme sur lui-même et s’éloigne à chaque seconde un peu plus du monde extérieur comme une étoile s’affaissant sur son centre. On pressent le big bang finale ou l’implosion silencieuse qui finira par détruire toute velléité de vivre, car chacun des membres de cette famille possède en lui un danger, pour les autres, pour la raison ou pour lui-même. On pressent qu’à tout moment l’un ou l’autre est susceptible d’exploser. On est suspendu comme face à un cliché pris l’instant d’avant, juste l’instant d’avant.
Bruno Fougniès
Crédit photo © Théâtre de l’Homme
Une famille aimante mérite de faire un vrai repas
De : Julie Aminthe
Mise en scène : Dimitri Klockenbring
Scénographie : Dimitri Klockenbring en collaboration avec Alice De Sagazan
Lumière : Xavier Lescat
Son : Clement Roussillat
Avec : Jean Bechetoille, Olivier Faliez, Fanny Santer, Marie-Céline Tuvache
Mis en ligne le 20 mai 2015