TRISTESSE ANIMAL NOIR |
Théâtre de la Colline Statique. C'est l'histoire de Jennifer qui, un jour, part faire un pique-nique dans une forêt en pleine canicule, en compagnie de son amant, de son ex et sa nouvelle femme et leur bébé, de son frère et de son compagnon qui est aussi un collaborateur de travail de Jennifer. On est à la fois en famille et entre relation de travail. Ces trois couples sont des gens un peu artistes chacun dans leurs domaines : photographie, mode, art plastique, architecture, chanson, il ne manque qu'un auteur. Ils sont aussi un peu les stéréotypes de ces professions : un peu imbus d'eux-mêmes et de leur très grande réussite. Bref, trois couples de citadins vont faire un barbecue à la campagne. Lointain. Tout cela nous est méticuleusement expliqué par chacun des protagonistes. Les comédiens disent les répliques de leurs personnages et les didascalies. Ils ne jouent pas. Ils disent. Un peu comme une lecture mais sans les textes à la main. Figés face public, un bras s'agitant parfois pour ponctuer, exagérant soudain un ton colérique pour faire une énumération de bestioles et sans doute animer un peu leur phrasé en y collant un sentiment. Des descriptions. Des petits échanges rapides entre les personnages, insignifiants. Il y a donc six comédiens statiques qui expriment ce que vivent et pensent leurs personnages. C'est tout à fait glacial, mais un exercice intéressant pour les comédiens. Mécanique, froid, formel. La pièce est une sorte de vision d'un bout d'humanité au microscope. Une expérience de laboratoire : plongez six personnages et un bébé absolument ordinaires sinon un peu imbus de leurs personnes au milieu d'un brasier qu'ils ont sans doute eux-mêmes allumé par négligence et voyez ce qui se passe après que le bébé et sa mère soient morts, que l'un des personnages ait été amputé d'un bras, que des hectares de forêts soient détruits, six pompiers décédés avec des centaines d'animaux, des fermes, des maisons détruites Bilan de l'expérience : l'un des survivants se suicide, un autre sombre dans la drogue, un autre est torturé par l'envie de se dénoncer à la police comme incendiaire. Tout à coup, une prise de conscience les étreint : le malheur a ravagé leurs vies et quelque part l'idée s'insinue en eux qu'ils en sont peut-être responsables. Didactique. Au lieu de ne voir que l'esthétique flamboyant de la sécheresse catastrophique de cette terre, ils auraient du voir le danger qui sourdait dans cette catastrophe. Et puis ils n'auraient pas du emmener un bébé dans cette aventure ! Et ils auraient du manger des salades au lieu des viandes grillées ! Et ils auraient du s'arrêter de fumer depuis longtemps, c'est très mauvais pour la santé, la preuve ! Et ils n'auraient pas du boire de la bière ! Quelle irresponsabilité ! Serait-ce le début d'une conscience humaine ? Scientifique. Il y a dans ce constat final inventé par Anja Hilling le douceâtre goût de la bonne morale, de la bonne conscience à la mode de nos jours. Cette vague moralisatrice qui rêve d'un monde sans fumeur, sans buveur, sans pollueur, sans gêneurs, ce souffle de pensée qui veut un monde propre, aseptisé, net, responsable où le moindre écart de conduite doit être sanctionné, mis à l'index, et lapidé s'il le faut. Oui, l'esprit de cette pièce hésite entre l'étendard de « un corps sain dans un esprit sain » et une expérience de téléréalité nouvelle, une idée à proposer aux prochains producteurs de programmes poubelles qui font de si sautillants audimats : Plonger trois couples ennuyés par la vie dans une catastrophe et observer leurs réactions Un koh Lanta puissance mille. Cynique. Mais une autre morale nous attend un décor plus loin. Et on comprend que finalement, tout cela n'a pas été inutile, non, la mort de cet enfant à peine désiré et de cette femme prise pour ses qualités photogéniques plus que pour son instinct maternel ou par sentiment amoureux, et tout le reste du désastre n'aura pas été vain puisque le plus artiste de la bande, le créateur, celui qui tel Cervantès ou Blaise Cendrars a perdu un bras dans la guerre avec cet incendie, celui-là va pouvoir sanctifier cette expérience traumatisante en réalisant une exposition sous forme d'installation baroque et hétéroclite. Installation qui ne va pas passer inaperçue, non ! Qui va faire polémique dans les bars lounge de la cité ! Théorique. Stanislas Nordey a réalisé avec ce spectacle un moment esthétique et essentiellement scénographique en sachant, il faut le croire, le message bien-pensant et mortifère qu'il porte.
Bruno Fougnies
Tristesse animal noir Texte de Anja Hilling, traduction de l'allemand Silvia Berutti-Ronelt en collaboration avec Jean-Claude Berutti Avec :
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