Théâtre des Abbesses
31 rue des Abbesses Paris 18
Du 26 janvier au 13 février
Le poids du don, les brûlures de la passion, les rets du pouvoir : la nuit avance
Suréna, 1674, dernière tragédie de Corneille. La scène se passe à Parthes, dans le palais du roi Orode. Une grande table longue , du whisky, du champagne , des verres, un bouquet de fleurs. Des chaises autour de la table et deux bancs éloignés, un tapis. Le décor est planté, un couple danse et soudain un cri du cœur. C'est le cri d'une jeune femme qui surgit, là, dans une robe blanche, le feu à l'intérieur ; c'est le cri d'Eurydice. Voilà, nous y sommes, la tragédie est lancée, elle démarre comme une flèche traçant son chemin vers sa cible : la mort des amants, Suréna /Eurydice.
Palmis, sœur D'Eurydice, aime Pacorus fils d'Orode, Roi des Parthes, qui ne l'aime pas ; Pacorus aime Eurydice, fille d'Artabase, roi d'Arménie, qui ne l'aime pas. Elle aime Suréna, général Parthes qui a vaincu les romains. Suréna aime aussi Eurydice. Oui mais voilà, Suréna est héro, certes, mais non prince, deuxième problème : Orode doit son trône à Suréna.
Que vaut un roi qui doit tout à son subalterne ? Comment se faire obéir d'un subalterne à qui on doit tout ? Puisque la mise en scène par le choix des costumes nous y invite, que vaudrait le pouvoir d'un PDG du CAC 40 si le développement ou la faillite de son entreprise ne dépendait que d'un seul de ses collaborateurs ? Bref le lien de dépendance entre celui qui a beaucoup donné et celui qui a beaucoup reçu est serré et déséquilibré d'autant plus que celui qui a beaucoup donné paraît être totalement désintéressé. C'est suspect. Corneille dans cette tragédie nous invite à réfléchir sur le pouvoir du don, sur cette relation marquée du sceau de l'ambivalence que constitue le couple don et dette. Il nous fait pénétrer dans la cuisine du pouvoir, de la politique et répond à cette question qui trouve son écho dans l'actualité, en Côte d'Ivoire, en Tunisie, en Egypte : dans quoi tient le pouvoir ? A cette question Jean Jacques Rousseau répond dans l'Emile « Tant qu'un peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux ».Sur le plan individuel cela implique pour Orode que tant que Suréna fait promesse d'obéissance, il fait bien. Orode doit donc en obtenir la preuve car seule cette obéissance fait de lui un roi. La mise en scène montre de manière assez éloquente la crainte d'Orode. Lorsque Suréna s'approche de la couronne royale posée sur la table, Orode lui fait signe de s'en éloigner.
Suréna après avoir vaincu les romains et mis Orode sur le trône doit prouver son obéissance, son allégeance, il doit renoncer à Eurydice.
Comme très souvent dans les tragédies de Corneille l'amour doit se mettre au service de la politique, ou de l'ambition du pouvoir (Le cid, Cinna, Horace), Suréna n'échappe pas à la règle : les passions amoureuses aussi intenses soient-elles sont sacrifiées sur l'autel des intérêts politiques. L'amour étouffe dans les rets du pouvoir.
Le travail de Brigitte Jacque Wajman et de toute son équipe est superbe. On a l'impression d'assister à la création au développement d'une action là, dans un salon, sous nos yeux et cela dans une langue qui est loin d'être l'évidence même. L'agréable impression que tous les acteurs prennent un plaisir immense à dire les alexandrins de Corneille, plaisir, qui plus est, reçu par les spectateurs. Il suffit de regarder les visages, d'écouter l'ambiance dans la salle à la fin du spectacle.
Charles Zindor
Suréna création
de Corneille
mise en scène Brigitte Jaques-Wajeman
assistant Pascal Bekkar
dramaturgie François Regnault, Alice Zéniter
scénographie et lumières Yves Collet
assistant Nicolas Faucheux
musique Marc-Olivier Dupin
assistante Stéphanie Gibert
costumes Annie Tiburce Melza
maquillages Catherine Saint Sever
objets de scène Fanck Lagaroge
avec
Pascal Bekkar, Raphaèle Bouchard, Sopie Daull, Pierre-Stéfan Montagnier, Aurore Paris, Thibault Perrenoud, Marc Siémiatycki, Bertrand Suarez-Pazos
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