SIMPATICO |
Théâtre Marigny On est en Amérique, on est dans les années 90, on est quinze ans après les coups tordus montés par Vinnie et Carter, deux potes férus de courses hippiques, magouilleurs de première et amoureux de la même femme, Rosie, un trio qui n’hésitait pas à recourir au chantage pour arriver à leurs fins. Quinze ans plus tard, moment où débute la pièce, tout ce beau monde ne s’en est pas sorti indemne. Carter a réussi socialement et épousé Rosie, mais la femme fatale des années 90 noie à présent ses désillusions et son ennui de luxe dans l’alcool ; Vinnie survit dans la dèche et les existences qu’il s’invente pour meubler son oisiveté et séduire la gent féminine. Qu’est-ce qui le pousse à appeler Carter à l’aide, un beau jour ? Se venger de lui parce qu’il lui a pris la femme de sa vie qu’il espère, peut-être, reconquérir ? La nostalgie de leur amitié fulgurante et destructrice ? Le désir de détruire sa belle réussite, alors que lui-même a été laissé sur le carreau ? Un peu de tout cela, si bien que sous un faux prétexte – une jeune fille, Cecilia, aurait porté plainte contre lui pour harcèlement –, il convoque Carter chez lui, implore son aide et, à partir de là, le manipule sur fond de leur ancien chantage jusqu’à le mettre à terre. La pièce de Sam Shepard est construite autour d’une série de confrontations en huis-clos entre ces personnages piégés dans leur culpabilité, et portés par leur quête de rédemption. Dans des décors ingénieusement escamotables et joliment évocateurs, les comédiens défendent admirablement cette histoire sombre et douloureuse avec toute la fougue nécessaire pour porter ce texte qui doit tout à leur jeu. Ils sont tous excellents : Vincent Winterhalter, Vinnie, victime et manipulateur ; Serge Riaboukine, colosse aux pieds d’argile de la réussite made in USA ; Jean-Claude Dauphin, Sims, l’homme de l’ombre qui aspire encore à la lumière parce que le rêve américain, il faut toujours y croire, surtout sous les traits de Cecilia, la jeune caissière de supermarché, l’oie blanche de l’histoire, un personnage tout droit dans la lignée de ceux incarnés par Judy Holyday. Emma de Caunes lui donne son charme et sa présence solaire. Elle manque peut-être un peu, dans les premières scènes, de la naïveté que le personnage laisse transparaître, mais la trouve merveilleusement et la fait exploser dans la « scène du Derby ». Et puis il y a Rosie – Claire Nebout –, une scène, THE scène, dans la lignée des grandes figures féminines de Tenessee Williams. La pièce souffre ici et là de quelques longueurs et, par moments, d’un rythme de jeu un peu trop rapide, trop « tac au tac », comme si le metteur en scène avait craint de faire durer ces moments d’engluement où les personnages ont beau faire, ils ne peuvent – et ne veulent vraiment – se libérer de l’emprise du chantage du passé, car affranchir l’autre du chantage, c’est aussi se passer de l’autre, et c’est insupportable. Garder le moyen du chantage, c’est garder le pouvoir sur l’autre, le pouvoir de le faire payer, de le faire souffrir, de lui faire peur, mais aussi de le retenir, de lui dire qu’on l’aime, et c’est sur le constat de cet épuisant et ambigu combat que se termine la pièce.
Philippe Loubat-Delranc
Simpatico de Sam Shepard.
|