PAUVRE FOU
Au Théâtre du Soleil
La Cartoucherie Vincennes
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Tel : 01 43 74 24 08
du 19 juin au 7 juillet 2013
du mercredi au vendredi à 20h, le samedi à 15h et à 20h, le dimanche à 15h
Don Quichotte est un homme fasciné par la lecture des romans de chevalerie. Il décide à l'aube de sa vieillesse de devenir lui-même chevalier errant et de parcourir le monde pour combattre l'injustice, défendre les faibles contre les puissants, et se comporter en suivant les préceptes de courtoisie, de politesse et d'honneur en chacun de ses actes. Voilà le point de départ du roman de Cervantès, deux livres, plus de mille pages d'aventures.
Chantal Morel et son Equipe de Création ont extrait de ce foisonnement de mots et de personnages un spectacle d'une heure quarante qui a le mérite de faire résonner haut et fort non seulement le mythe mais surtout les questionnements que ne cesse de poser Cervantès à la société de son époque.
Par un choix précis et astucieux de scènes, ce spectacle rend compte de l'intime feu qui parcourt le roman de bout en bout. La force de l'imaginaire et de la volonté face à l'indestructible puissance de la réalité. Voilà l'enjeu, voilà le rêve : l'espoir et l'illusion pris dans les mailles du concret, du matériel, et de l'arbitraire.
Rares sont les adaptations du texte de Cervantès qui respectent à ce point l'importance du personnage de Sancho Panza, le fidèle écuyer incrédule de Don Quichotte. Car plus que les rêves de justice et d'exploits que ne cesse de rechercher l'Ingénieux Hidalgo, c'est la manière dont ces rêves sont perçus par une société rigide et dénuée d'idéal qui est la véritable trame de cette histoire. Et au premier plan de cette société, il y a Sancho Panza, à la fois compagnon tremblant des intrépidités de son maître et témoin de sa folie, mais surtout interlocuteur têtu, sûr de son fait, empli de certitude, de sens commun et de proverbes, à qui on ne fait pas prendre des vessies pour des lanternes. Et pourtant… ce sera lui, à la fin, qui deviendra le porteur de rêve et d'invention, lui qui prendra la parole à la place de Don Quichotte pour devenir, convaincu, celui qui cherche à se comporter en homme juste, celui qui croit en un idéal, celui qui emporte ses interlocuteurs dans sa vision. Et voilà la magie qui opère devant nos yeux : l'homme frustre, incrédule et pragmatique qu'est Sancho devient alors à son tour porteur de rêve et d'idéal, oui, le rustre, le pingre devient alors ingénieux comme son maître.
Il y a deux parties dans ce spectacle.
Une première montre les pérégrinations de Don Quichotte et de son fidèle écuyer, et leurs aventures sur les routes et parmi le peuple : commerçants, aubergistes, condamnés au bagne… avec les épisodes des moulins à vents, du gouffre et de l'envoi de l'émissaire Sancho auprès de Dulcinée du Toboso.
Une deuxième partie se déroule dans le château et parmi la cour d'un Duc averti de la folie de Don Quichotte et qui va divertir sa compagnie avec ce phénomène, en lui faisant croire qu'un cheval mécanique l'emporte dans les airs jusqu'à frôler le soleil, pour que l'enchantement subi par Dulcinée se rompe.
La mise en scène de Chantal Morel met en évidence des similitudes entre le peuple réuni dans une sorte de cour d'auberge ou de place de village (très ouvragé décor de bois de Sylvain Lubac qui associé à une ambiance sonore nous rend perceptible l'aridité et la poussière où évoluent les personnages) et cette cour aristocratique protégée du monde par les épaisses tentures de velours si bellement théâtrales.
Ces deux extrêmes de la société ont la même réaction face à l'idéal de justice clamé par Don Quichotte : Pauvres et riches sont sceptiques et moqueurs, et pourtant, on sent, dans leur manière d'écouter ses discours fantaisistes et merveilleux, une sorte de fascination pour ce monde rêvé, et comme un besoin d'entendre cet idéal, d'y toucher, mais sans se laisser emporter par lui très longtemps. Le peuple, aussi bien que la cour, secoue l'enchantement où ils craignent de tomber et retrouvent la moquerie, les quolibets et l'espèce de joie gourmande pour la violence et la brutalité de la vie.
L'autre vertu de ce spectacle est que Chantal Morel ne s'est pas laissée tenter par une actualisation du discours de Cervantès. Les dialogues restent faits d'un matériau ouvragé, lettré, presque littéraire. Et cela est volontaire car tout le cheminement de cette œuvre passe par la narration, le mot, la description qui crée l'illusion, crée la dimension supplémentaire ou supplétive à la trop simple réalité.
Et pourtant, tout fait sens et tout parle de notre époque. Tout réfère au monde contemporain énamouré de réalité économique et de force brute, ce monde si dépourvu d'idéal. En fait, cette manière de faire confiance aux textes et aux scènes imaginées par Cervantès, permet à Chantal Morel et son équipe de parler de notre époque de l'intérieur même des propos de Cervantès sans que rien de soit imposé. Alors, on se prend à rêver.
Les deux personnages principaux sont incarnés avec drôlerie, art et puissance par Louis Beyler et Roland Depauw dont les physiques, les âges et les voix collent parfaitement aux modèles présents dans l'imaginaire collectif. La majeure partie des autres personnages sont interprétés par des comédiens amateurs. Non, pas vraiment des comédiens amateurs. Chantal Morel et son équipe ont créé ce spectacle en 2012 dans le quartier de Villeneuve de Grenoble, en collaboration avec dix habitants du quartier, pour la plupart ignorant du théâtre, qui ont décidé de suivre l'aventure jusqu'au Théâtre du Soleil, emportés, tous sans exception, par le souffle vivifiant de ce spectacle. Et ils nous offrent ici, un travail d'une rigueur magnifique et d'une ingénieuse intelligence.
Bruno Fougniès
Pauvre Fou !
D'après « Don Quichotte » de Miguel Cervantès, écriture et adaptation collective.
Equipe de création : Ali Djilali-Bouzina, François Jaulin, Petra Korösi, Chantal Morel, Zoé Morel
Mise-en-scène Chantal Morel
Scénographie, lumières
Costumes Sylvain Lubac avec Cyril Dalex et Florielle Viseux pour les décors et accessoires et Emmanuelle Besson et Adeline Mommessin pour les costumes
Composition musicale Patrick Najean
Avec
Louis Beyler, Roland Depauw, Ali Djilali-Bouzina, Habiba Adjel, Aziz Bouteldja, Djamel Brikh, Roshd Djigouadi, Eliane Dorey, Mohamed Er-Rafii, Nabil Er-Rafii, François Jaulin, Petra Korösi, Brahim Koutari, Hassan Mimoun, Elise Turquin