MISTERIOSO –119

Théâtre de la Tempête
La Cartoucherie
Route du Champ-de-Manœuvre
75012 Paris
01 43 28 36 36

Jusqu'au 8 juin 2014
du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h30

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Mis en ligne le 15 mai 2014

Misterioso – 119
Crédit photo : Pascal Sautelet

Un des plus beaux, un des plus poignants spectacles que j'ai vu de ma vie.

Toute la force, l'intrépidité, la magnificence du théâtre est là. Il y a dans ce spectacle, éclatante, cette chair dont est fait le théâtre, ce qui fait qu'il est un art à part, capable de combiner tous les arts pour faire exploser sur scène le seul sujet qui l'intéresse : l'humain. Un art capable de créer dans le petit espace d'un plateau une vision de l'univers entier, englobant le temps, l'espace, la pensée, la mort, les croyances, les luttes, les espoirs, tout ce qui fait la vie.

Laurence Renn nous fait avec ce spectacle un cadeau d'une rareté ahurissante. Elle a su, grâce au texte de Koffi Kwahulé, y injecter une sensibilité d'écorchée et des images dignes des peintures de Francis Bacon, mais pas seulement. Quelque chose d'une lucidité supérieure, affranchie de toute barrière moralisatrice, qu'elle a fait partager aux six interprètes qui rayonnent paradoxalement d'une liberté totale.

Paradoxalement, parce que cette histoire raconte l'univers carcéral.

Cela commence par le chant pur a-capella d'un Ave Maria. Cristal brillant tout en haut d'une architecture de fer. C'est sous cette sorte d'araignée géante faite de métal et de grilles que vivent les prisonnières. Elles sont cinq, condamnées à de lourdes peines pour des crimes de sang, cinq femmes dont les vies ordinaires ont basculé dans le tragique. Cinq femmes porteuses d'histoires personnelles fortes qui se retrouvent à vivre là, dans cet univers créé pour détruire tout ce qui fait les personnalités.

C'est une sorte d'analyse de la machine à broyer que sont les prisons. On comprend qu'il n'est pas question d'en sortir. Pas question de retrouver le dehors. Juste question de continuer cette lutte heure après heure, jour après jour, cette lutte pour suspendre le temps de toutes ses forces en psalmodiant sans cesse les mêmes mots, les mêmes litanies obsessionnelles, ne pas lâcher la moindre miette à cette machine faite pour broyer l'individu. Pire, une machine imaginée pour que le condamné finisse par se châtier lui-même, et se châtier les uns les autres dans une inversion géniale de l'adage christique.

Il faut alors comprendre la prison comme notre propre univers, où les corps, les haines, les amours, se fracassent sans cesse les uns contre les autres pour renaître. La vie est mouvement. La vie est collision. Comme un big bang chaque jour renouvelé.

Mais personne ne pleure, personne ne larmoie, on rit aux éclats ou l'on bat, et chaque baiser est une morsure, pas de demi-mesure, pas de tiédeur : ce sont des empoignades de feu, de glace pour enfin peut-être briser ce corps insultant de santé, peut-être pour le sentir exister, et exacerber le seul vivant de ce monde inerte de fer : ces cinq corps chauds dans un monstre de métal, comme des animaux bien nourris dans un zoo humain sans visiteurs.

L'histoire ? Elle est celle d'une intervenante du dehors qui vient animer un atelier théâtral pour ces cinq recluses. À la fois œil extérieur et déclencheur, elle va peu à peu plonger, se faire happer et s'abandonner à ce monde sans tiédeur, ce monde où l'intime, le privé devient public, ce monde clos qu'il faut partager. Fascination et horreur l'attirent inexorablement vers ce qui fait penser aux extases des suppliciés.

Car le texte de Koffi Kwahulé insère l'histoire de ces recluses dans une culture religieuse catholique : tout y fait référence, citations de la bible, situation de la prison construite sur les ruines d'un ancien couvent, allusion à la mère supérieure comme autorité invisible. Dans cette extase, la chair doit être punie, puis lavée, et soignée pour subir à nouveau le tourment. C'est un abîme merveilleux, un mouvement perpétuel, l'enfer de Dante doit ressembler à ça.

Texte, mise en scène, décor, lumières, musicalité, chants et danses sont tous au diapason. Mais il faut aussi dire l'incroyable vitalité et la détermination sans faille des six comédiennes. Belles toutes, explosives, combatives et fières, elles donnent tout à leurs personnages et sont d'une justesse jusque dans l'imperfection, qui tord le ventre.

Il faut aller voir ce spectacle qui, comme tout spectacle vivant, est éphémère sauf pour ceux qui l'emporteront pour toujours niché au fond du cœur comme un objet irremplaçable.

Bruno Fougniès

 

Misterioso – 119

Texte de Koffi Kwahulé (Editions Théâtrales)
Mise en scène Laurence Renn Penel
Scénographie Thierry Grand,
Lumières Pascal Sautelet,
Musique Frédéric Gastard,
Costumes Cidalia Da Costa,
Vidéo Olivier Roset,
Son Lucie Laricq,
Collaboration artistique danse Maïmouna Coulibaly,
Assistante scénographie Muriel Siri,
Assistante mise en scène Joëlle Varenne

Avec : Jana Bittnerova, Maïmouna Coulibaly, Gabrielle Jeru, Douce Mirabaud, Natacha Mircovich, Karelle Prugnaud