MA MÈRE QUI CHANTAIT SUR UN PHARE

Théâtre de l'Aquarium
La Cartoucherie
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Tél : 01 43 74 99 61
Du 4 janvier au 3 février 2013 du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h


Photo Christophe Raynaud de Lage

Il ne se passe rien dans ce village, rien que de très ordinaire comme dans n'importe quel village du bord de l'océan qui n'est pas une station balnéaire. Les gens y vivent et y travaillent dans un quotidien sans histoire. Il y a la côte, quelques pêcheurs, une carrière juste après la forêt, des commerces dont un marchand de vin, la grande maison derrière ses grilles, un bistrot en face du clocher et la vie qui s'écoule au fil des saisons, décennies après décennies, sans qu'aucun événement ne vienne bouleverser le traintrain des habitants. Ici, tout le monde se connaît, tout le monde a été à la même école communale et puis tout le monde a grandi, a fait sa vie comme on dit, a trouvé un travail, s'est marié, a fondé une famille sans autre but que la recherche d'un bonheur simple et serein. Les jours se suivent sans heurt, sans violence, sans faits notables en apparence. Tout le monde semble à sa place et bien content d'y être. En apparence.

C'est un petit bout de cette humanité que Dieu a jeté hors du paradis et qui tente de faire au mieux pour gagner sa vie à la sueur de son front et pour accoucher avec le moins de douleur possible.

Ainsi les années se suivent, les gens se côtoient sans crainte avec le regard franc du rien à cacher.

Tout est lisse. Propre. Routinier. Organisé. Entériné.

Bienvenue au village où il ne se passe rien.

La vie suit son court. Les enfants naissent, les vieux meurent, les animaux mettent bas, le cycle. Justement, dans une des maisons, la chienne a mis bas trois chiots. Rien d'extraordinaire. Les deux enfants ont l'habitude de voir leur mère jeter les bébé-chiots dans un sac et les emmener à l'étang pour les noyer. Elle n'a pas le choix. Il n'y a pas assez d'argent à la maison pour les nourrir. Et elle est seule à élever ses deux garçons. Mais aujourd'hui, elle n'est pas là pour se débarrasser des chiots, alors ils vont s'en charger eux, comme des grands, ils savent comment elle fait, celui de 13 ans surtout, les chiots sont dans le sac, il file vers l'étang, la chienne le suit en gémissant, celui de 10 ans ne l'aide pas vraiment, tout ça n'est pas facile.

La mère, pendant ce temps est en train de chanter, en haut du phare flottant accroché au bout de la jetée, toute nue. Et tout le village est amassé là à la regarder tout là-haut tournée vers le large. A rire. Et impossible de la faire descendre, elle a tiré l'échelle après elle.

Alors voilà les deux enfants chargés d'une deuxième mission : trouver les moyens pour faire descendre leur mère de là-haut.

C'est à travers les yeux de ces deux garçons (très minutieusement interprétés par Anthony Breurec et Riad Ghami) que nous allons suivre cette journée pendant laquelle le vernis propre et net qui fait briller la bonne conscience du village va sauter.

La pièce de Gilles Granouillet met l'enfance au premier plan : cette enfance au regard sans pudeur, ni gêne, mais aussi cette enfance qui ressent tout, devine tout sans toujours pouvoir le formuler, cette enfance éponge imprégnée par la vérité qui sentira toujours la violence sous la caresse, la tragédie sous le rire, la tristesse sous le sourire. Il s'agit presque d'un conte, un conte à la fois dit et vécu par ces deux garçons, dit et vécu dans le même temps car ses personnages nous disent ce qu'ils vivent au moment même où les événements arrivent. Comme si cette réalité un peu trop brutale avait besoin de la distance narrative pour être assimilée et acceptée.

Et comme dans tous les contes, il y a beaucoup de symboles qui parcourent le texte. Mais François Rancillac a soigneusement évité de vouloir montrer ce foisonnement d'image sur scène. Il s'est placé dans le monde de l'enfance qui se satisfait d'un tas de sable pour imaginer une montagne. Il a placé la simplicité au centre de sa mise en scène : des pupitres de musiciens pour figurer le phare en haut duquel cette mère chante comme les sirènes, les noyées, pupitres qui se transforment soudain en mats de bateaux à l'horizon, une succession de rideaux qui tombent l'un après l'autre à mesure que la vérité se dévoile, un sol noir, ciré, presque visqueux sur lequel les personnages flottent entre air et eau, comme une surface lisse recouvrant de la boue…

A la fin de cette journée, la vérité sera enfin là, nue, froide et brutale, délivrée du mensonge et de l'omis, délivrée comme cette mère qui chante pour « faire revenir la mer » se décroche soudain du rivage et se met à dériver sur les flots en colère.

La mère figure centrale et absente, la mère qui se révèle soudain femme, femme au passé soudain inconnu. Alors les deux garçons sauront ce qu'ils pressentaient, ils sauront aussi, et nous avec, que l'on hérite de sa mère la joie de vivre mais aussi ses blessures secrètes, ses drames et ses hontes.

La femme est au centre de cette pièce. Elle est la partie cachée de ce monde d'homme. Elle est celle qui souffre dans ce monde d'homme, qui doit plier ses désirs aux désirs de l'homme, qui doit faire avec ce monde d'homme, en catimini. Mais elle est celle qui doit vivre malgré cela, vivre et chanter à la vie et hurler à la mort.

 

Bruno Fougnies

 

 

Ma mère qui chantait sur un phare

Texte de Gilles Granouillet
Mise en scène de François Rancillac

Avec : Anthony Breurec, Antoine Caubet, Riad Ghami, Pauline Laidet, Françoise Lervy

Scénographie de Raymond Sarti
Lumière de Marie-Christine Soma

 

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