LES OIES SE GARDENT ENTRE ELLES
Théâtre l’Échangeur
59 avenue du Général de Gaulle
93170 Bagnolet
01 43 62 71 20
Jusqu’au 13 janvier 2015
Du lundi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h00 (Relâche le 8)
C’est une thématique ambitieuse, lourde, intense que porte cette pièce de théâtre. Et une mise en œuvre elle aussi, ambitieuse, par son dépouillement. Un questionnement précis et profond sur l’oubli par le prisme de la famille. Celle-ci est en butte avec la difficulté de vivre après un drame, et la possibilité pour les membres d’oblitérer le drame quitte à refuser de voir la vérité, quitte à se mentir à eux-mêmes et faire comme si rien n’était arrivé ou presque.
L’élément déclencheur de cette histoire est la mort du grand-père. La famille (enfants, petits-enfants, nièce) se retrouve dans la maison du patriarche pour l’enterrement de celui-ci. Mais l’histoire souterraine de cette famille remonte en fait vingt-cinq ans auparavant, lorsque, dans cette même maison, le fils aîné, alors âgé de neuf ans, s’est tué en tombant d’une falaise.
Depuis ce drame, chacun a comblé sa douleur comme il pouvait : les parents en adoptant un enfant pour remplacer le disparu, le frère en continuant à vivre avec le fantôme de celui-ci, lui parlant, jouant avec, comme s’il refusait encore sa mort, et les autres en évitant tout simplement d’en parler.
Une douleur trop forte devient muette.
C’est une histoire de silence qui se brise ou plutôt qui se fissure au cours de la journée, un silence qui craquelle chez certains, qui s’effondre chez d’autres, qui crie aussi. Au fil de la pièce, chacun des membres de la famille aura son moment d’aveu, mais le propos se resserre de plus en plus autour d’un personnage, Tom, le fils. Celui-ci, à l’âge de six ou sept ans, à vu son frère chuter et se briser sur le sol. Ce frère, il continue à le voir et le fait apparaître à volonté, comme un fantôme. Lui a fait de ce drame une source d’inspiration : il est artiste, photographe, sa manière à lui de combler le vide et d’attiser toujours et quotidiennement la blessure.
C’est lui qui va révéler aux autres le poids du silence et les forcer de passer du non-dit à l’aveu, à la nudité des sentiments.
Antoine De La Roche a écrit là un texte chargé de sensibilité et de poésie sur un sujet difficile. Ses mots son empreints de lyrisme par moment, ils cherchent à faire s’envoler la pensée tout en restant dans une simplicité presque académique, presque commune et qui semble parfois emprisonné dans le théorique. On sent qu’il a à cœur de s’éloigner du réalisme tout en restant fidèle à la réalité. C’est peut-être ce qui retire à ses personnages le mordant et la cruauté qu’on aurait parfois envie de voir exploser.
La mise en scène fonctionne par tableaux et arrêts sur image ainsi que par des noirs rapides qui rappellent les cuts du cinéma. Des silences et des ponts musicaux et sonores sont réalisés en direct par Xavier Bussy dans un coin du plateau. Celui-ci est nu mis à part une longue table familiale et des chaises, comme une salle à manger symbolique qui ressemble plus à une barque perdue sur une étendue instable qu’à un socle solide.
Un éclairage discret souligne cette mise en scène sobre et simple, signée elle aussi par Antoine de la Roche. Celui-ci a demandé à ses comédiens une déclamation assez désincarnée, irréaliste, sans doute pour éviter tout pathétisme, une déclamation qui court le risque de tomber dans l’atone, par excès de neutralité.
Parmi les interprètes, Shams El Karoui est d’une clarté et d’une luminosité rare, Alexis Jebeile possède une énergie et une présence scénique très fortes et Christian Pageault fait preuve d’une très belle palette d’acteur.
Ce sera grâce à eux, au jeu et à l’implication des comédiennes et des comédiens, quand ils se seront affranchi de la cohérence du texte et des clefs psychanalytiques un peu trop logiques qui le parsèment, que le public pourra entendre et voir ce spectacle dans ce qu’il a de généreux, de poétique, de politique : par cette sorte d’alchimie qui existe au théâtre, quand le jeu fait perdre le sens pour mieux le réinventer par le ressenti et le verbe.
Bruno Fougniès
Les oies se gardent entre elles
Texte et mise en scène : Antoine De La Roche
Dramaturgie et collaboration : Benjamin Bodi
Création Lumière : Yan Loric
Scénographie : Kim Lan Nguyen
Avec :
Anthony Breurec
Xavier Duthu
Shams El Karoui
Alexis Jebeile
Catherine Morlot
Christian Pageault
Catherine Raynaud
Xavier Bussy (Musique et création sonore)
Mis en ligne le 6 janvier 2015