LES EAUX LOURDES
Le Lucernaire
53, rue Notre-Dame-des-Champs,
75006 Paris
01 42 22 66 87
Jusqu’au 4 avril 2015
du mardi au samedi à 19h00, relâche le 19 février et le 31 mars
C’est l’histoire d’un amour sans limite. L’amour de Mara pour Pierre, au temps de la deuxième guerre mondiale. La guerre les fait s’engager dans les réseaux de résistance, se quitter et se retrouver quand celle-ci prend fin. Mais trop tard. Cet amour viscéral a déjà transformé Mara en fille de Médée : elle a tué leur premier fils par représailles. Il la quitte à nouveau. À nouveau, elle est enceinte. Vingt ans plus tard commence la pièce. Elle le poursuit tous les jours de cette dévoration d’amour. Leur second fils en otage. Lui est torturé par les remords des horreurs de la guerre. Tout va être réglé en une soirée.
Une soirée pour résoudre plus d’un quart de siècle de leur histoire, de leur histoire mêlée à la grande Histoire, l’intime pris dans l’étau de l’ambition.
Être aimé par quelqu’un que l’on n’aime pas. Voilà la traque sans loi que subit Pierre. Aimer quelqu’un sans retour. Voilà la détresse de Mara.
Entre eux deux, le second fils, légèrement attardé, qu’elle couve et brandit comme un épouvantail.
Toute la pièce est ce duel entre ces deux éclopés de la vie. Lui, hanté par les regrets, elle, tenaillée par la possession. Mais on peut y lire aussi une trame beaucoup plus symbolique.
Peut-on forcer à aimer ? Le don de soi, l’abandon à l’autre ou un contrat de mariage ou autre suffira-t-il à posséder l’autre par des liens passionnels ? Il faut entendre ici le terme passionnel au sens large, la passion morbide et la jubilation dans la souffrance en faisant intégralement partie.
Au-delà de ces considérations presque romantiques, l’histoire inventée par Christian Siméon pose finalement la question du meurtre pur et simple de ces générations nées pendant et après la guerre et de l’incidence des tragédies que sont les guerres sur les vies de ceux qui en survivent.
La part symbolique du texte raconte l’horreur, l’héritage de l’horreur de la guerre, toutes les guerres, héritage maudit donné à cette génération qui survécut à la guerre : cette perte des valeurs, et aussi cette volonté de vivre à tout prix, l’ivresse d’avoir échappé au massacre, cette ivresse de vivre capable de tous les excès.
On peut soudain prendre conscience que ces volontés de pouvoir, de manipulation des remords, ces chantages, ces perversions dans le seul but d’obtenir une alliance, sont les règles capables de régir notre époque, nos sociétés, comme un héritage jamais vraiment renié.
La force du texte de Christian Siméon est peut-être là, dans la désignation de la souffrance héritée par nos parents, et transmise jusqu’à nos enfants. L’horreur de la guerre comme infiltrée dans nos jugements, nos mœurs, nos insensibilités face aux souffrances des autres. Un pas franchi vers l’indifférence.
L’écriture rend compte de la douleur que nécessite cette mise à jour de la lucidité. Une exubérance, une parole qui déferle, se multiplie, se bouscule et éclate et joue avec elle-même. Cette exubérance, ce déchaînement est parfaitement interprété par les comédiens qui incarnent ces personnages. Élizabeth Mazev crée une Mara tellement brulée par la passion qu’elle est devenue un être hybride entre clown tragique, folle et démon, Christophe Vandevelde en Pierre est tout au contraire plus que charnel, objet évident de délices sensuels, mais l’âme meurtrie, hésitante, perdue. Le fils, Ian, incarné par Arnaud Aldigé possède le génie des innocents, des victimes. Un dernier personnage, le seul porteur d’une lumière possible est joué par Julie Harnois : témoin vivant, protectrice, ange bienfaisant qui ne parvient pas à ramener la paix.
Thierry Falvisaner a inventé une mise en scène en adéquation parfaite avec ce texte débordant : sa direction d’acteur convoque sans cesse une énergie, une profération exaltée et des ruptures révélatrices de folie. Une impossibilité à la quiétude.
C’est cette violence et ces sauts du tragique au comique, du cérébral au charnel qui font de ce spectacle un acte qui dérange et un moment qui imprègne longtemps la mémoire.
Bruno Fougniès
Les eaux lourdes
Texte de Christian Siméon
Mise en scène Thierry Falvisaner
Scénographie : Thierry Falvisaner
Lumières et construction du décor : Sylvain Blocquaux
Création sonore et régie son : Shoï Lorillard
Avec :
– Arnaud Aldigé, Ian
– Julie Harnois, Alix
– Elizabeth Mazev, Mara
– Christophe Vandevelde, Pierre
Mis en ligne le 16 février 2015