LES CRIMINELS |
Théâtre National de la Colline C'est un microcosme de la société de la république de Weimar juste avant le crack financier de 1929 et l'avènement du nazisme hitlérien au pouvoir en 1933. Un immeuble où cohabite un éventail de toutes les couches sociales : une famille bourgeoise qui héberge l'ami d'enfance du cadet, la cuisinière qui loge au-dessus, une aristocrate veuve et mère d'un fils et d'une fille qui poursuivent des études artistiques, un serveur au chômage, un jeune couple désargenté tous deux docteurs en philosophie et au rez-de-chaussée une tenancière de bar, voilà le tableau vivant de départ. Voilà le vernis. Sous cette apparence, les liens entre les personnages sont beaucoup plus intenses, violents : la bourgeoise se laisse séduire par le jeune ami de son fils cadet et laisse son fils ainé (Sara Lolov magnifique dans ce rôle), cynique brasseur d'argent plus ou moins sale, diriger son foyer, tandis que le fils cadet tremble de voir son homosexualité dévoilée à la police par un maître chanteur qui l'a surpris. La cuisinière, elle, nourrit secrètement le couple de philosophes en échange de l'enfant que la jeune femme (trop pauvre pour le garder) porte car elle veut offrir cet enfant en gage d'amour au serveur dont elle est la maîtresse depuis dix mois. Celui-ci est un coureur, il lutine tout ce qui passe (formidable Claude Duparfait), vit au crochet des femmes et grâce aux vertus de sa virilité. Il est aussi entre autres l'amant de la tenancière du bar (qui va être assassinée par la cuisinière) et de la bonne qui sert chez les bourgeois, bonne qui finira dévoyée par le fils aîné, riche mais entretenue par des messieurs très généreux. Et puis reste l'aristocrate ruinée qui paye les études de ses enfants en vendant des bijoux confiées par son frère avant son départ pour l'Amérique du Sud. Voleuse et parjure. Bref, les liens qui unissent cette microsociété sont le sexe et l'argent. Une société où les valeurs traditionnelles et les hiérarchies de classe sont en perdition. La pièce est construite en trois séquences : d'abord la vie de l'immeuble, les intrigues et le meurtre, ensuite les quatre procès (meurtre, chantage, location de ventre et finalement infanticide lorsque la doctoresse en philosophie tue son bébé en tentant de se noyer avec lui), puis l'après procès, le nouvel ordre instauré dans l'immeuble, la main mise par les nouveaux hommes forts de cette société à venir : le fils de bourgeois devenu brasseur d'affaire sans scrupules, le fils d'aristocrate à la sexualité mixte devenu un de ses intermédiaires voyous, et l'avocat ainsi que la propriétaire qui font main basse sur les affaires des condamnés. Les autres ? La bourgeoise partie en Italie attend l'arrivée de son jeune amant, l'aristocrate enfuie de honte, sa fille partie se mettre en couple avec l'oncle aux bijoux, la bonne devenue demi-mondaine en ville, le serveur séducteur condamné à mort pour un meurtre qu'il n'a pas commis, la cuisinière suicidée par remord ou par ennui de la vie, l'infanticide en prison pour huit années, le fils homosexuel que la police vient arrêter. Il ne reste que le philosophe qui hérite des économies de la cuisinière et qui va se consacrer à son livre en attendant la fin de la peine de sa bien-aimée. Livre qui traitera de la justice, de la vie face à la justice et des élans passionnel face à l'ordre. Une lueur d'espoir lointain. La mise en scène de Richard Brunel tente de rendre palpable ce foisonnement d'actions, d'intrigues et de vies entremêlées. Des tournettes figurent les imbrications, les croisements des personnages dans l'immeuble et semblent la solution pour passer d'un lieu à un autre mais elles n'apportent qu'une certaine lenteur et un sentiment d'implacabilité pesant. Comme l'interprétation de certains des personnages qui paraissent avant même le drame, accablés, défaitistes et parfois à peine crédibles. Dans la deuxième partie (les procès) on se croit plus dans la salle des pas perdu que dans la cour de justice. C'est brouillon. Une multiplication de robes de juges, procureurs et avocats qui servent le plus souvent à maintenir l'ordre en retenant les accusés en lieux et places de policiers. Des déplacements incessants qui changent le point de vue et qui dérangent plus qu'ils n'éclairent. D'ailleurs le point de vue de tout ce spectacle manque de cohérence. Ainsi, Richard Brunel affirme grâce à la présence d'un ordinateur portable sur scène que nous sommes en 2013 pour le nier un peu après lorsqu'un des personnages joue à pile ou face avec une pièce de deux marks allemands. À quelle époque vivent donc ces personnages ? Malgré tout, le texte de Ferdinand Bruckner, à la construction dramatique complexe, parvient à tirer son épingle du jeu inégal des comédiens. Il nous serait sans doute mieux parvenu dans une mise en scène plus naïve, moins intellectualisé. Comme il est dit dans le texte (je paraphrase) : « Penser, c'est aimer la vie, aller au fond, c'est aimer la mort »
Bruno Fougniès
Les Criminels Texte de Ferdinand Bruckner, traduction de Laurent Muhleisen avec : avec la participation de Nicolas Hénault, Gilbert Morel
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