LE DÉMON DE DEBARMAALO |
Théâtre de l'Opprimé Le Démon de Debarmaalo fait référence à un véritable fait divers qui s'est déroulé à Paris en 1387 et qui depuis a connu de nombreuses interprétations et adaptations au fur et à mesure de son tour du monde: C'est le récit du barbier qui tranchait les gorges de ses victimes avec ses précieux rasoirs avant de confier leurs cadavres à un complice qui était chargé de les transformer en de délicats pâtés à la viande afin d'approvisionner et d'enrichir son commerce. L'adaptation la plus célèbre de ce récit fût bien entendu celle de la Comédie Musicale Américaine "Swenney Todd" de Stephen Sondheim, sur un livret de Hugh Wheeler inspiré de la pièce éponyme de Christopher Bond et porté quelques années plus tard à l'écran par Tim Burton. La Macédoine est une république des Balkans qui se situe au nord de la Grèce et au sud de la Serbie et du Kosovo. C'est dans ce pays qui a traversé plusieurs conflits et connu de fortes tensions internes que se déroule l'action de "Le Démon de Debarmaalo". Koce revient comme en pélerinage dans sa boutique à Debarmaalo, ville macédonienne dans laquelle il officiait comme barbier 13 ans plus tôt, juste avant d'être injustement jeté en prison pour meurtre par le Juge Tasev, son rival depuis l'école. De retour à son office, il retrouve Mara, sa maîtresse, qui comme à son habitude prépare des kebabs en attendant d'ouvrir son restaurant. Celle-ci semble morbidement intriguée par l'homme qu'est devenu son amant. Or quand celui-ci lui confie ses intentions véritables de se venger de son passé et de tous ceux qui entraveront la construction de son retour juste après avoir égorgé avec son rasoir un homme, mafieux sur les bord, venu acheter son bien, Mara qui compte elle aussi se venger de cette vie crasseuse révèle son véritable visage et son attirance pour l'adrénaline que provoque le crime et se propose de se débarrasser des chairs en les cuisinant et des restes en les jetant aux fauves du zoo de la ville de Skopje en toute discrétion. En effet elle s'est rendue compte que des conduits de son restaurant donnaient directement sur les cages des bêtes sauvages. En voyant les fauves ainsi dévorer avec grognements et délectation intense, leur vient l'envie de copuler. Leur libido assassine scelle ainsi leur pacte: le crime est consommé. Jusqu'où leur soif de sang va-t-il aller? Dans cette version résolument contemporaine, l'action qui est transposée dans les Balkans devient, on le comprend rapidement, un prétexte extrêmement habile pour dénoncer la lente transformation politique qui a mené le pays vers le chaos le plus total. Le manichéisme s'efface très vite pour laisser place au malaise ambiant. Qui est le coupable: celui qui tranche, celui qui pousse à trancher ou celui qui pousse l'autre dans ses retranchements ?! Les personnages ne sont plus des tranches de vie mais des concepts déshumanisés si ce n'est pour dire des pantins pris et épris par leurs propres démons et leur propre vision de leur monde. Cette impression s'intensifie au fur et à mesure que le décor composé de simple tube d'acier à la base prenne chair et ampleur pour devenir une usine mangeuse d'âme. La pièce qui tire à l'essentiel joue aussi beaucoup sur les non-dits ce qui donne hélas parfois la sensation qu'il manque des liens logiques dans la filiation de certains personnages. Mais ceci s'oublie très vite car la pièce au rythme très lent du début s'accélère de plus en plus telle une machine qui s'emballe et c'est finalement un spectacle mené tambour battant, intense, rempli d'humour noir auquel on assiste et qui de plus nous renvoie sans cesse à notre vision intime de la justice. Fabrice Clément nous offre un barbier loin des clichés liés à l'imagerie en donnant une humanité terrible à cette victime en soif de vengeance. Nathalie Pivain qui joue sa comparse Mara est malsainement orgasmique et interprète superbement celle qui entretient le feu. Christophe Sigognault nous compose à la perfection un Juge Tasev malicieusement écœurant et dansant jouissivement pour nous avec l'envie de tout contrôler et tout posséder y compris les choses les plus chères au cœur du barbier. Le garde du corps très justement interprété par Michel Fouquet renforce à merveille le côté farce noire de la pièce. Renaud Baillet et Aurélie Morel sont très loin d'être en reste. L'un est un étudiant dont les rêves d'aller s'instruire à l'étranger furent brisés suite au vol de son argent et de son billet le jour de son départ et l'autre, une femme de ménage officiant chez le juge Tasev qui a des vues sur elle pensant que l'avoir recueilli le jour du départ sans raison de ses parents lui donne tous les droits pour disposer comme il l'entend de sa personne. Les deux acteurs qui représentent l'innocence dévastée par la noirceur qui les entoure et qui veulent s'en sortir sont emportés par toute la fougue et la passion dans leur jeu. Nouche Jouglet-Marcus, la conteuse de l'histoire, de son regard rieur et plein de vie, apporte une poésie incroyable à l'ensemble et forme avec son compagnon de banc Barnabé Perrotey, le tellurique sceptique de la véracité des faits, un très beau couple. Pour parfaire ce très bel ensemble, on notera la prestation époustouflante de Franck Lacroix qui nous dévoile toute l'étendue de son talent en donnant vie à trois personnages clefs: le nouveau riche à l'argent un peu louche, le designer de boutique qui veut profiter de l'argent des autres et le nouveau président de la ville qui discourt sur la bipolarité de la justice. La mise en scène très astucieuse de Dominique Dolmieu offre un merveilleux écrin d'acier à cette belle troupe. La musique est très très bien distillée et apporte non seulement sa part d'industriel mais aussi sa part de malaise en respectant cette âme si particulière tiraillée entre la slavitude et l'orientalité. Bref, courez-y!!!
Jérôme BAILLET
Le Démon de Debarmaalo de Goran Stefanovski (traduit du macédonien par Maria Béjanovska)
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