LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN |
Théâtre 13, Côté Seine
On découvre la deuxième scène du Théâtre 13 dans le quartier étrange de la Bibliothèque François Mitterrand. Une parcelle de Paris en construction, en reconstruction, avec ses rues à la newyorkaise, ses blocs de bâtiments en béton, en verre et en surplomb, ses passerelles, ses chantiers, ses abîmes. Le plateau où va se dérouler une des pièces emblématiques de Bertold Brecht est dans le même esprit : un grand espace vide où attendent deux formes géométriques, deux demi longs cubes en pin clair, deux biseaux ressemblant aux cales que les routiers utilisent pour bloquer les roues de leurs camions, mais cales géantes pour des camions pharaoniques, démesurés et monstrueux comme l'est toujours la roue de l'histoire en marche face aux faibles individus. Et il va être question de cela, dès le début de ce récit : la guerre, les révolutions, les destructions, les reconstructions, l'ordre, la grande histoire. Les dizaines de lieux, que l'épopée à laquelle nous allons assister va parcourir, vont être figurés par ces deux plans inclinés qui vont tourner, se redresser, se contrarier, devenir façade, montagne, rivière, lit, estrade, chute et rétablissement. Il s'agit d'un conte, d'une fuite, d'un désordre dû aux renversements de pouvoirs, aux guerres, aux révoltes. C'est l'épopée de Groucha, humble servante de la femme du gouverneur destitué, qui se retrouve avec l'enfant que celle-ci abandonne dans sa fuite, préférant sauver ses robes coûteuses plutôt que son fils. Groucha devient ainsi mère sans l'avoir voulu. Elle va fuir les persécutions dirigées vers cette enfant, le cachant, le nourrissant, allant même jusqu'à se marier avec un paysan inconnu et brutal pour lui donner un toit légitime. Elle se sacrifie. C'est aussi l'histoire de Azdak qui de simple écrivain public ivrogne, braconnier et corruptible devient grâce à un nouveau renversement des pouvoirs, juge de la cour, chargé de démêler le droit, et de choisir entre l'innocent et le coupable. C'est l'histoire de dizaines d'autres personnages qui ont tous en commun le fait d'être forcé par les événements à endosser des rôles qui ne leur étaient pas forcément destinés. Et cela avait été annoncé clairement dès le début : nous voilà au théâtre dans le théâtre. Et plus que ça, car c'est un théâtre qui raconte un conte, conte où les personnages sont contraints d'accepter de jouer d'autres rôles, imposée par l'Histoire. Aucun d'eux ne choisit. Un conte politique donc, qui finit dans une sorte d'allégorie : le détournement humaniste du jugement de Salomon. Fabian Chappuis, son équipe et ses comédiens nous offrent un beau moment de rêve, de rire et de tendresse. Marionnette, danse, ambiances sonores et visuelles, masques, costumes originaux et hétéroclites, changements à vue, projections, rideau de pluie, il met, avec simplicité, les techniques et les arts du spectacle au service d'une mise-en-scène souple, fluide, suggérée. Et ses comédiens jouent tous avec cur, énergie et cohésion les différents personnages qu'ils doivent incarner. La question qui reste en nos têtes lorsqu'on rejoint les rues perpendiculaires et infinies de ce quartier en pleine rénovation : cet enfant, représenté par une marionnette, cet enfant qui est l'enjeu de ce jugement final et qui depuis le tout début de l'histoire n'a été qu'un objet, objet d'attachement et d'amour pour l'une, objet de concupiscence et d'intérêt pécuniaire pour l'autre, que deviendra-t-il cet enfant lorsqu'il ne sera plus cette marionnette manipulée par les individus et les pouvoirs ? Quelle humanité aura-t-il dans son cur après avoir vu se battre à l'écarteler, sa mère utérine et sa mère nourricière ? Quel homme sera-t-il ? Et quel rôle jouera-t-il ?
Bruno Fougnies
Le cercle de craie caucasien De Bertold Brecht Avec
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