LA TOUR DE LA DÉFENSE |
Vingtième Théâtre Le 31 décembre 1977 dans un appartement d'une tour de la défense, soir du réveillon, vue sur Paris, ses monuments, son feu d'artifice et dans l'ombre, le jardin des tuileries, lieu des rencontres gays de l'époque. On est chez un couple de jeunes homos bobos, faune des nuits parisiennes. Décor cosy, tout confort. « Á dix sept ans j'ai voulu me tirer une balle dans la tête ! » dit l'un des garçons. La mort est là, immédiate, le suicide, déjà consommé. Et l'on comprend que tout ce qu'il vit depuis ce jour n'est qu'un supplément, sorte de temps gratuit, offert comme parfois sur les produits de consommation courante : « 30% gratuit ! 50% gratuit ! » Tous les autres personnages de cette pièce semblent être eux aussi dans cette dimension du superflu. Une voisine junky défoncée à l'acide, un travesti, un jeune arabe dragué quelques heures plus tôt par la junky voilà les personnages excentriques de Copi qui apparaissent les uns après les autres pour vivre ce réveillon hors normes. Ils sont marginaux. Ils sont écorchés. Et ils sont explosifs. Ils n'ont pas une minute à perdre pour dévorer la vie. Constant état d'urgence qui les empêche de rester en place une seule seconde, frénésie, désirs, sexe, dégoût. Pas de demi-mesure pour eux. Tout doit aller vite, tout doit être immédiat. Et pourtant, ils sont comme des enfants qui écartent les bords boursoufflés de leurs plaies pour regarder leur sang couler et vite mettre un pansement pour le cacher. Comme s'ils avaient besoin de cela pour se persuader qu'ils font encore partie des vivants, qu'ils sont encore capables de souffrir, d'aimer, de rire. Alors ils ont cette fascination pour la vie, l'organique (cette chose agonisante), une fascination morbide presque immédiatement suivi du dégoût, et d'un irrésistible et impossible désir de pureté. Une pureté qui leur paraît aussitôt insupportable, remplacée par un besoin de souillure qu'il faut vite aseptiser. Désinfecter. Passer sous la douche. Laver. Éliminer les traces, les saletés, et tenter de vivre dans cet univers aseptisé d'une tour ultramoderne. Mais ils sont vite rattrapés par leurs névroses, leurs phobies, leurs manques d'amour, le vide dans lequel ils survivent en marge de la société bien-pensante de l'époque. Des êtres apparemment dénués de conscience, capables de mettre un petit pansement sur une blessure par balle et parfumer le cadavre d'un enfant pour en dissimuler l'odeur de putréfaction : ils flottent sur les crêtes de l'apparence pour mieux ne pas voir l'abîme de leurs tréfonds. Thomas Ress a bien compris que l'une des armes du théâtre de Copi est la provocation. Ses comédiens évoluent sans gêne nus ou à moitié, copulant sous la douche à tour de rôles pour combler un vide immédiat par une étreinte sans lendemain. Ils n'ont pas le temps de penser, pas le temps de se souvenir, pas le temps de projeter un avenir. Ils n'ont d'ailleurs pas d'avenir sinon cette mort qu'ils pressentent, ou du moins l'idée de cette mort avec laquelle ils jouent, l'idée du suicide qui leur semble le seul projet envisageable. On les sent écorchés, en cavale, fuyant leurs propres traumatismes dans l'ivresse et les drogues et la violence. Dans ce registre, Virginia Danh incarne une junky torturée avec une vitalité, une époustouflante sensualité qui illumine la scène et rend son existence presque palpable. Á la fin de cette nuit frénétique, un dernier personnage apparaît. Lui ne fait pas partie de ces marginaux déchirés. Son entrée est comme l'intrusion du monde normal. Sa douleur face au cadavre de son enfant impose un puits de silence, une gravité, une intensité qui sonne comme la fin de la fête, la fin de l'insouciance, la fin de l'enfance. Ayouba Ali développe l'image de ce père dévasté par la mort de sa fille avec une force et un art presque surnaturels. La mise-en-scène de Thomas Ress est vive, impertinente et respecte le côté provocateur de Copi. Les comédiens arrivent à créer des personnages sans fausses pudeurs, attachants. Trop peut-être. Manque la violence capable de faire se scandaliser les puritains et les bien-pensants de notre siècle. Mais qu'importe, cette pièce agit malgré tout comme un acte de purification, un nettoyage de l'esprit, un peu ce que l'on peut ressentir en sortant d'une tragédie sanglante, comme après avoir assisté à la cruauté de la vie. Á la fin, l'acte est consommé. La mort qui rôdait emporte presque tous les protagonistes dans un suicide libératoire, symbolique, une purification dans les flammes d'un gigantesque incendie. Les deux rescapés n'ont plus qu'à se serrer l'un contre l'autre. La vie continue après tout.
Bruno Fougniès
La tour de la défense Texte de Copi Avec Ayouba Ali, Virginia Danh, Guillaume Ferrandez, Franck Jouglas, Nicola Phongpheth, Romain Sandère
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