LA NUIT DES ROIS |
Théâtre de l'Epée de Bois
« La Nuit des Rois ou ce que vous voudrez », est celle de l'Épiphanie, qui commémore l'arrivée des Rois Mages, nuit où tout était permis, où tous se déguisaient pour un joyeux carnaval. La pièce fut d'ailleurs créée un 6 janvier en 1601 et Shakespeare ne se contente pas de travestir les hommes en femmes – c'était la règle du théâtre élisabéthain où les femmes étaient interdites de planches – mais il intervertit aussi joyeusement sages et fous, ivrognes et philosophes. C'est une œuvre réjouissante, où tout est permis, avec d'incessantes mises en abyme, mêlant sans cesse mélancolie et gaité, réel et illusion. C'est un théâtre hors normes, transgressif en diable, où l'auteur, avec une grande liberté de ton, ose parler de tout, du désir, de la gémellité homme/femme, de l'ambiguïté des sentiments, des passions inavouées, de l'homosexualité (l'attirance d'Antonio pour Sébastien), faisant fi des conventions de classe (amour d'Olivia pour un valet), se moquant des puritains avec le personnage de Malvolio, avec un érotisme toujours présent. C'est noble et paillard, poétique et réaliste, mêlant gaillardement chansons à boire et répliques philosophiques. « Qui est-on vraiment ?» telle est la question posée à travers faux semblants, travestissements, bouffonnerie, véritable réflexion sur l'illusion théâtrale. « I am not what I am. » dit d'ailleurs Viola. Pour ce théâtre exceptionnel, physique et généreux tout autant que subtil, il faut un metteur en scène et des interprètes qui le soient tout autant. « La vie des pièces de Shakespeare, fût-ce dans une scène entre un elfe et une casse de poix, est plus vraie que la vraie vie qui n'est qu'un tissu de conventions. [ ]Tout semble faux et voulu chez Molière – tout semble fou et improvisé chez Shakespeare – et pourtant c'est le même art et ils sont très proches l'un de l'autre. Leur secret est la connaissance intuitive de la vraie vie et sa mise en forme » écrivait Jean Anouilh. Comme en écho, Serge Lipszyc met en scène à l'épée de bois et « La nuit des rois » et « Le misanthrope ». Il n'hésite pas à accentuer les jeux de travestissement, multipliant les ambiguïtés pour mieux perdre le spectateur, des hommes jouant des rôles de femme et vice-versa, ajoutant à la complexité des situations d'origine. Utilisant au maximum la superbe scénographie de Sandrine Lamblin assistée de Laetitia Francheschi qui permet d'imaginer les différents lieux et de passer sans transition de l'un à l'autre, il croise les scènes avec virtuosité sur ce navire échoué et percé de toutes parts, révélant tous les subterfuges théâtraux, belles trouvailles que la scène où Jean Marc Culiersi passe du rôle de Maria à celui d'Antonio sous nos yeux ou lorsque l'un des personnages tend à Sir Andrew et à Sir Toby une simple branche qu'ils tiendront devant leur visage pour symboliser les bosquets derrière lesquels ils se cachent pendant que Malvolio lit la fausse lettre. Les comédiens sont à la hauteur, Lionel Muzin, qui campe aussi le capitaine, livre un Feste ingénieux et nuancé, tirant discrètement les ficelles tel un Deus ex machina facétieux, Serge Lipszyc lui-même est un Sir Toby excentrique au possible, Gérard Chabanier un superbe Malvolio , antipathique puis grotesque et finalement touchant, mais celui qui sans conteste livre une véritable performance c'est Bruno Cadillon, étonnante Comtesse Olivia, qui, sans cheveux et de haute stature parvient à se rendre crédible en femme dévorée par la passion, avec un ton toujours d'une grande justesse. Avec une mise en scène si riche, on est au début un peu perdu, d'autant que la belle langue de Shakespeare, crue et poétique à la fois mais aux tournures si particulières et inhabituelles est parfaitement respectée. Certains passages comiques du coup sont un peu noyés et on ne rit pas comme on le devrait, les effets tombant à plat. Et puis peu à peu, on se prend au jeu et on prend plaisir à passer ainsi de l'autre côté du miroir, dupes amusées et consentantes de tous ces artifices déployés pour nous séduire. Et l'on sort avec dans la tête la chanson finale du bouffon : « With hey, ho, the wind and the rain »avec le Hey ho repris en chœur par tous les personnages.
Nicole Bourbon
La Nuit des Rois De William Shakespeare Avec : Bruno Cadillon, Gérard Chabanier, Juliane Corre, Jean-Marc Culiersi, Valérie Durin, Serge Lipszyc, Sylvain Meallet, Lionel Muzin, Henri Payet Scénographie : Sandrine Lamblin assistée de Laetitia Francheschi
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