LA MOUETTE - Tchekhov/Benedetti |
Théâtre-Studio
Comment dire un moment rare ? Je sors du Studio Théâtre et je marche dans les rues d'Alfortville et je suis tout à coup ému. Je marche dans les rues d'Alfortville mais je pourrais être en train de marcher en rase campagne quelle importance ? Je marche tranquillement vers mon métro. Je viens d'assister à La Mouette de Tchekhov mis en scène par Christian Benedetti mais je ne m'attendais pas à cette émotion soudaine qui sort de moi une demi-heure après les derniers saluts. Comme si (comme dit le médecin dans la pièce en parlant d'une voyage à Gênes), comme si une sorte d'âme universelle m'avait traversé. Un sentiment d'humanité. Je suis seul dans cette rue et pourtant je me suis rarement senti aussi entouré, aussi en quête, aussi délivré. Qu'ai-je vu ? Pas de décor, pas de costumes dépaysants, pas de magie technologique mais dix acteurs, qui ont joué – mais ont-ils joués ?– qui ont plutôt fait l'histoire à laquelle je viens d'assister. Je n'ai pas envie d'employer le mot comédien car ils sont plus acteurs de ce qui se joue qu'interprétant un rôle. Savoir s'ils ont bien ou mal incarné Nina, Trigorine, Treplev et les autres ? Ils sont tous vrais. Ils ne sont pas là pour faire briller leur talent, ils sont là pour agir. Chacun de leurs personnages existe, éclatant. Dans leurs gestes (jusqu'à la violence), dans leurs mots, leurs silences, ils sont vrais. Et pourtant, rien n'est réel. Nous sommes au théâtre, c'est hurlé. Rien n'est réel. Et tout est vrai. Un tour de force de la mise en scène de Christian Benedetti et du travail de sa troupe, qui va à l'essentiel et nous rend intégralement la clairvoyance et le verbe foisonnant de Tchekov. Nous, spectateurs, sommes au centre de cette vie, de ce drame qui se déroule. Nous sommes dans la maison au bord du lac. Les personnages circulent sans cesse autour de nous, derrière, devant, à droite, à gauche, ailleurs, ils vibrionnent de vie, de plaintes, de drôleries, d'amour, de sexe, de désirs. Tous ! Et l'on se dit que cela pourrait durer des siècles que cette vie de passions croisées, échangées, ratées. Cette farce humaine nécessaire où la tranquillité est synonyme de mort. Aimer, désirer, souffrir, envier, rêver, vouloir encore réaliser un rêve, vouloir croire, comme Nina, qu'on réalise le rêve d'être une comédienne alors qu'on prend un wagon de troisième pour jouer un rôle blafard et sordide dans une ville sans lumière, perdue. Oui, cette farce est nécessaire nous dit Tchekov/Benedetti. Et celui qui ne veut pas y jouer meurt. Lui, le pur, l'incompris, l'amoureux éperdu qui ne veut pas se contenter de la vie réel meurt. Tous éclatent avec une belle vitalité de leurs vrais malheurs mais lui meurt. Cela peut paraître injuste, ou révélateur ou autre, Benedetti nous laisse libre de choisir. Comme il ne force jamais le spectateur, tout au long du spectacle, à réagir à tel ou tel effet. Il n'y a pas d'effet de théâtre ici, pas de comique ou de larmes imposés par un jeu ou des artifices. Pas de puits d'émotions, de rires obligatoires ou même proposés. On ne sent pas faisant partie d'un public, on se sent juste un individu, un être humain face à la vie.
Bruno Fougnies
La mouette Tchekhov / Benedetti Avec Brigitte Barilley, Marie Laudes Emond, Florence Janas, Nina Renaux, Christian Benedetti, Philippe Crubézy, Laurent Huon, Jean-Pierre Moulin, Xavier Legrand, Stéphane Schoukroun Assistante Elsa Granat
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