L'HISTOIRE DU SOLDAT |
Théâtre de l'Athénée Un soldat en permission retourne dans son village où l'attend sa promise, pour quinze jours, avant de retourner sur le front. En chemin, il va rencontrer le Diable qui le détourne de sa destination en lui échangeant son violon (ici représenté par une arme) contre un livre magique capable de dévoiler l'avenir. Mais le diable, ce filou, en profite pour lui voler trois ans de sa vie : le voilà déserteur, oubliée par sa promise et par sa mère qui le fuient comme un fantôme. Il devient un être exilé, riche mais seul et sans passé. Voilà l'enjeu véritable du marché : les chiffres contre les sentiments, l'avenir contre le passé. Ce conte musical a été écrit durant la première guerre mondiale. C'est une sorte d'ovni musical imaginé par Charles-Ferdinand Ramuz et Igor Stravinsky exilé en Suisse, pour sept instrumentistes et trois acteurs : un conteur, le soldat et le Diable. Fond de scène, un grand cadre blanc dans lequel apparaissent les musiciens immaculés, suspendus comme des projections qui sortiraient d'un écran, ils jouent l'ouverture. Sur le plateau, des centaines de chaussures qui rappellent les pyramides des manifestations anti-mines personnelles. Ici, elles sont alignées et dessinent une sorte de topographie, un labyrinthe humain dans lequel le soldat va évoluer. Il est là. Lui aussi sort de l'écran de fond, d'abord à peine perceptible dans
une brume de grésillement, comme d'une pellicule ancienne, zébrée, crachotante, bombardée d'éclats lumineux, comme d'une tranchée envahie par les gaz et la fumée. À la fin de l'ouverture, il s'avance et commence l'histoire du soldat, murmurée d'abord, hésitante, à peine audible, comme un homme surpris sur une route solitaire en train de se parler à lui-même, par bribes, mots qui s'échappent malgré soi, les mots du poète Ramuz : Syncopes, images suspendues, âpreté de la vie, espoirs, le texte se donne à petits mots simples et rythmés. Il est entrecoupé de parties musicales courtes et vives données par cette petite formation qui semble surveiller les hésitations de ce soldat en permission et nous offrir à entendre ce que lui nous fait voir. Des sortes d'anges tout de blanc vêtus, parfois moqueurs, parfois bouleversés, donnant du hautbois, de la clarinette, du violon tirant de chacun des instruments du sens, du sentiment et aussi des commentaires parfois narquois parfois compatissants. Thomas Fersen incarne tous les personnages de l'histoire avec sensibilité, simplicité, souplesse. Il donne à son soldat une nonchalance naïve touchante et à son diable une causticité pleine de rouerie. Sa manière de passer du conteur aux scènes jouées se fait avec grâce, habileté, distance. Il joue à raconter sans effort apparent. Il nous donne l'histoire comme un marionnettiste jouant avec son propre corps. Dans les parties muettes (les parties musicales) ses déplacements et le jeu que lui a demandés le metteur et scène Roland Auzet sont du coup moins investis, moins nets que s'il n'avait qu'un seul rôle à interpréter. Heureusement l'orchestre et la scénographie très ouvragée pallie ce manque de lisibilité. Roland Auzet a fait un magnifique travail avec Gaëlle Thomas pour les décors et Bernard Revel à la lumière ainsi que les très belles vidéos de Wilfried Wendling. Le sol blanc, le fond blanc sont des écrans de projection qui transforment sans cesse et l'espace et les dimensions. Tout ici est inspiré par le cinéma, au point que lorsque le soldat finit par déchirer ces écrans qui forment son univers, il ne trouve derrière qu'une machinerie d'engrenages faite avec des bobines de films. Et l'on comprend qu'il n'est que le jouet de cette immense illusion qu'est le monde, la vie, les désirs, le pouvoir sur l'argent. Il faut se dire que le Diable, lui, est toujours bien caché.
Bruno Fougniès
L'histoire du soldat Musique d'Igor Stravinski avec Thomas Fersen Et les musiciens du CNSMD de Lyon : basson Jérémie Da Conceicao, percussion Galdric Subirana, clarinette Cécilia Lemaître Sgard, contrebasse Léo Genet, violon Laurent Pellegrino, cornet à piston Xavier Gendreau, trombone Vincent Santagiuliana |