Jeunes mariés, Marthe et Louis Laine s'aiment d'un amour à la fois beau et irréfléchi, qui semble aussi fort qu'il est pur. Mais cet amour ne va pas résister à leur rencontre avec le couple formé par le businessman Thomas Pollock Nageoire et de la vamp Lechy Elbernon, qui sont à la fois leur double et leur figure inversée : au Vieux Continent s'oppose le monde moderne, au dénuement la richesse, à la douceur et à l'insouciance de la jeunesse l'assurance sérieuse de la maturité, à la sauvagerie le raffinement mondain et l'élégance bourgeoise, à l'innocence naïve le cynisme de ceux qui pensent que tout peut se prendre si l'on s'en donne les moyens.

Et l'on comprend que Marthe, douce-amère, aime Louis de façon entière et profonde mais trop possessive pour Louis qui, avec son sang indien, certes aime Marthe mais plus encore sa propre liberté. Elle aura beau en appeler aux valeurs de la fidélité, de la constance, de la vérité et de la justice, cela ne pèse guère puisque « tel est le cruel amour ! Il paraît doucereux et gentil, mais il est barbare et impudent, et il a sa volonté qui n'est point la nôtre, et il lui faut obéir avec dévotion. »

Devant composer avec une troupe jeune et les possibilités limitées qu'offre l'exigu théâtre Aktéon, dont le plateau peine à figurer une baie de la côte est américaine, la sobre mise en scène d'Ulysse di Gregorio parie sur l'économie d'artifice dans les décors et les costumes et se concentre sur les personnages. Paul Enjalbert est Louis Laine tout en simplicité. Passant de l'humilité à l'humiliation, et puis de l'humiliation à la résignation, Margaux Lecolier en Marthe est émouvante quand elle dit la douleur de la trahison, tandis que Bruno Sultan campe un Pollock Nageoire qui semble étonnamment plus sincère que cruel ou blasé dans son attirance pour elle, finalement moins sûr de lui qu'il n'y paraît. Mais le plus surprenant vient de l'interprétation de Lechy Elbernon, qui est elle-même actrice dans la pièce, par Julie Danlébac. La posture et le regard droits comme ceux d'une statue, le sourcil haut et dédaigneux, elle n'est pas  du tout la femme attirante et sulfureuse (et accessoirement ivre) qu'on a l'habitude de voir dans le rôle, pas plus qu'elle n'apparaît l'associée complice de Pollock Nageoire et de son entreprise mercantile de corruption des cœurs et des âmes. Elle apparaît non seulement comme un personnage à part dans ce chassé-croisé amoureux, mais sa façon d'articuler les vers claudéliens de manière sentencieuse en les exhalant en fait presque une pythie diabolique. Voilà de quoi renouveler notre compréhension de ce vrai bijou du répertoire.

Frédéric Manzini

 

 

L'échange

De Paul Claudel
Mise en scène : Ulysse di Gregorio
Avec : Julie Danlébac (Lechy Elbernon), Paul Enjalbert (Louis Laine), Margaux Lecolier (Marthe) et Bruno Sultan (Thomas Pollock Nageoire).