L'ARRACHE CŒUR |
Théâtre Douze L'écriture de Boris Vian joue sans cesse avec l'impossible : c'est ce qui lui donne sa dimension onirique, symbolique et magique. Ses personnages évoluent dans un monde tiraillé entre la froide modernité et les mythes populaires. Ils ont un côté monstrueux ou fabuleux. Rien de réaliste dans ces histoires. Le psychologique s'incarne et devient acte ou chose ou objet ou greffe, sans que les personnages ne semblent en avoir conscience, sans, surtout qu'aucun ne s'en étonne. Dans l'Arrache-Cœur, un psychiatre en villégiature accouche par hasard une femme de ses triplés. Nous sommes dans un village au bord de l'océan. Le psychiatre en mal de patient va rester là et nous faire découvrir au fil des années, la vie et les mœurs de cet étrange village et surtout la vie qui attend ces triplés et de leur mère tellement aimante qu'elle veut les protéger de la violence du monde à toute force, à excès. On croise ainsi un curé halluciné par sa mission divine, en lutte perpétuelle avec le diable, que l'esprit bassement terre-à-terre de ses ouailles désespère. On découvre un maréchal-ferrant usant de sa maîtrise de la ferronnerie pour créer tel Frankenstein un corps de femme mécanique, copie de la mère des triplés, qu'il idolâtre. On assiste à la vente des vieux, aux enchères. On voit apparaître un être sans nom, sorte de paria exilé sur l'eau dont le destin est de se nourrir des remords, des hontes et de tout le rebut produit par les habitants du village. Et bien d'autres. Pour représenter sur scène ce monde à la lisière de l'organique et du fantastique, Éric Bertrand a choisi d'utiliser une scénographie mouvante et l'utilisation de marionnettes. Sur le plateau, une immense toile blanche qui, hissée par des filins ou gonflée par une soufflerie ou drapée, tordue, détortillée, évolue tout au long du spectacle pour figurer tous les lieux et servir de matière magique, modelable et enveloppante, dévorante parfois comme un être pourvu lui-même d'une individualité propre et sans limite. Sorte d'ectoplasme manié tout au long par les interprètes. Des interprètes qui non seulement ont en charge leurs rôles (plusieurs rôles pour la plupart), la manipulation des marionnettes (les enfants bébés puis grands, les vieux) mais aussi le maniement de toute la structure de toile et filins. Une très très belle performance de toute l'équipe. Ce spectacle riche en trouvailles scéniques et poétiques, parvient à rendre pleinement l'univers de Boris Vian. Ce qui n'est pas une chose facile. Les costumes, les marionnettes, les accessoires sont très beaux, d'une froideur étrange qui symbolise bien le glacis d'artificiel qui recouvre la majorité des personnages de cet auteur. Il n'y avait, à cette première, que la lumière qui aurait pu délimiter plus franchement les espaces pour que les images nous parviennent plus nettes, plus inattendues, plus percutante, la présence perpétuelle et la manipulation « à vue » du décor finissant par paraître longues au point de nous faire sortir hélas par moment de l'histoire.
Bruno Fougniès
L'Arrache-Cœur D'après Boris Vian Avec :
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