Théâtre d'Ivry Antoine Vitez
1, rue Simon Dereure
94200 Ivry
Tel : 01 46 70 21 55
Jusqu'au 27 mai 2012
Photo Brigitte Enguérand
Un plateau nu à l'exception de deux rangées de tabourets blancs de chaque côté et d'une table sur le devant de la scène, face aux spectateurs. Sol et murs d'un blanc grisé. Les acteurs arrivent les uns à la suite des autres en énonçant le nom des personnages qu'ils vont interpréter. Certains sont vêtus de blanc, les autres de noir et l'on comprendra que ceux en blanc font partie du présent, ceux en noir du passé.
Sur la table, une grande enveloppe kraft ainsi qu'une chemise bleue (côté jardin) et un cahier rouge (côté cour). Nous sommes dans le bureau d'un notaire montréalais, Hermile Lebel, chargé de lire le testament de Nawal Marwan à ses deux enfants, les jumeaux Simon et Jeanne. Surprenant testament qui leur lègue, à l'un le cahier rouge, à l'autre la chemise bleue, et leur assigne une mission plutôt spéciale : retrouver leur père, qu'ils croyaient mort en héros, et leur frère,
dont ils ignoraient l'existence, pour leur remettre une lettre, Jeanne devant se charger de la lettre du père et Simon de celle du frère.
Réticents dans un premier temps, les deux orphelins vont finalement accepter de se lancer dans cette quête/enquête sur les traces de cette mère dont ils ne savent rien, cette mère qui, un jour, s'est murée dans le silence et n'a plus parlé jusqu'à sa mort. Cette mère-énigme dont ils reconstituent l'histoire en remontant jusqu'à la source, dans ce pays lointain qui l'a vue naître. Au cours de cet odyssée, véritable voyage initiatique où leurs seuls fils conducteurs, au
début, seront la chemise bleue et le cahier rouge, l'histoire de Nawal se révèle par bribes : l'enfant de l'amour qu'elle met au monde à quatorze ans et qu'elle est contrainte d'abandonner ; les années passées à le chercher, plus tard, dans un pays embrasé par la guerre ; son emprisonnement à l'âge de quarante ans (la chemise bleue, sa chemise de détenue), pour avoir abattu le chef des milices alliées de l'occupant, et les viols répétés que lui fait subir Abou Tarek, tortionnaire au service de l'occupant dans
la prison où elle est détenue ; enfin, la naissance de jumeaux, issus de ces viols. Les deux jeunes gens n'ont cependant pas encore pris la mesure de la monstruosité qui sous-tend leur venue au monde, et c'est Chamseddine, chef de la résistance contre l'armée qui avait envahi le Sud, qui révèle à Simon/Sarwane : « Ton frère était ton père. Il a cherché sa mère, l'a trouvée mais ne l'a pas reconnue. Elle a cherché son fils, l'a trouvé mais ne l'a pas reconnu. » Jeanne/Jannaane – doctorante en mathématiques – comprend
alors avec horreur que « 1 + 1, ça peut faire 1 ». Les jumeaux apprennent également la raison du silence de leur mère : au cours du procès de son bourreau, cinq ans auparavant, cette dernière découvre qu'il est ce fils perdu… Simon et Jeanne sont allés au bout de l'histoire de Nawal, Hermile Lebel, le notaire, peut alors remettre à chacun une lettre de cette dernière. Ses paroles consolatrices : « Où commence votre histoire ? Dans l'horreur si on remonte à votre naissance, dans l'amour si on remonte à celle de
votre père. » suffiront-elles à apaiser le frère et la sœur ? Ressortiront-il indemnes de cette vérité mise à jour ? Le prix payé pour que s'apaise l'âme tourmentée de Nawal ne risque-t-il pas de détruire leur vie ?
Durant plus de trois heures, le spectateur reçoit de plein fouet cette violence qui surgit de l'histoire de Nawal, entremêlée à celle de ce pays ravagé par la guerre dont on comprend qu'il s'agit du Liban, même si l'auteur parle d'une guerre de cent ans, voulant lui donner une portée plus universelle. Chaque scène est ponctuée d'un coup de gong sonore qui ajoute à la violence des événements racontés. Lorsque le texte atteint l'horreur la plus brute, que l'émotion devient
insoutenable, le comique fait soudain irruption, s'invitant brusquement dans cette tragédie où on ne l'y attendait guère, par le biais, notamment, du notaire, époustouflant Raoul Fernandez en bouffon de comédie, cocasse, drôle, qui gesticule, sautille, esquisse un pas de danse, émaille ses propos d'adages déformés : « Rome ne s'est pas construite en plein jour ; Regarde-moi bien dans le flanc des yeux. » et se lance avec Simon sur les traces de Nawal avec fougue et entrain comme s'il partait à la recherche
d'un objet mystérieux. L'espace d'un instant, le spectateur croirait presque à un jeu de piste. Par le biais également du tortionnaire qui apparaît soudain cagoulé, vêtu d'un treillis, une mitraillette à la main et nous gratifie d'un numéro absolument hallucinant où, à chaque balle tirée avec son arme munie d'un appareil photos pour immortaliser ses victimes, il s'auto-interviewe dans un anglais très approximatif en jouant le rôle du présentateur Kirk et son propre rôle de franc-tireur : « When you shoot,
you have to kill, immédiatement, for not faire souffrir the personne. » Désopilante prestation de Victor de Oliveira. Le public rit. Pour un peu on le trouverait drôle, peut-être même sympathique. Mais non, ce n'était qu'un intermède, destiné peut-être, à nous faire, plus encore, prendre la mesure de la monstruosité de ce personnage.
Dans le registre du tragique, tous les comédiens sont remarquables. Damien Gabriac est un Simon écorché vif, à la sensibilité à fleur de peau ; Julie Moreau, une Jeanne bouleversée qui enflamme le plateau de son incandescence, une Jeanne bouleversante. Bouleversante comme le sont également les autres actrices, Charline Grand qui joue Nawal à 14 et 19 ans, Claire Ingrid Cottanceau, qui est Nawal à 40 ans, Véronique Nordey, Nawal à 60 ans, ainsi que Lamya Regragui dans
le rôle de Sawda, l'amie de Nawal qui l'avait accompagnée lors de son périple dans leur pays à feu et à sang.
Rares sont les pièces qui offrent ainsi d'aussi beaux rôles à autant de comédiens. Stanislas Nordey leur en demande beaucoup car il sait qu'il peut en attendre beaucoup. Ils ne sont pas uniquement leurs personnages, ils sont leurs émotions incarnées et restituées avec une force inouïe. La pièce repose littéralement sur eux et sur la mise en scène, dépouillée et percutante à la fois. Le parti-pris de frontalité, qui crée des formes de gros-plan pour une parfaite visibilité,
la diction très articulée des comédiens, font le bonheur des spectateurs qui sont, malgré la taille de la salle, dans une vraie proximité avec les acteurs, sur le visage desquels ils peuvent lire chacune des émotions qui les anime.
Poème épique, tragédie des temps modernes faisant écho aux tragédies grecques, « Incendies » est le second volet d'une tétralogie amorcée avec « Littoral » en 1997 et reprend la réflexion autour de la question de l'origine et de la filiation qui traverse toute l'œuvre de Wajdi Mouawad.
Cette pièce est un chef-d'œuvre, et le public ne s'y trompe pas, qui remplit la salle à (presque) chaque représentation.
Elishéva Zonabend
Incendies
De Wajdi Mouwad
Mise en scène Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique Claire Ingrid Cottanceau
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumière Stéphanie Daniel
Création son Antoine Guilloux
Costumes Myriam Rault
Assistant Mohand Azzoug
Accompagnement vocal Martine-Joséphine Thomas
Peinture Yann Cholet
Avec : Claire Ingrid Cottanceau, Raoul Fernandez, Damien Gabriac, Charline Grand, Frédéric Leidgens, Serge Tranvouez, Julie Moreau, Véronique Nordey, Victor de Oliveira, Lamya Regragui
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