CIORAN / ENTRETIEN

L'Atalante
10 place Charles Dullin
75018 Paris 
01 46 06 11 90

Jusqu’au 18 avril 2016
les lundis, mercredis et vendredis à 20h30
les jeudis et samedis à 19h00
matinées les samedis à 16h00 et dimanches à 17h00

 

Cioran / Entretien loupe 

Emil Cioran a réussi à se forger de son vivant sa propre image mythologique. Pour la simple raison qu’en tant qu’intellectuel, il s’est toujours ingénié à faire cohabiter ses idées et sa vie. Et plutôt que de chercher dans les écoles de pensée à faire sa propre école, il a préféré grappiller autant dans les écrits des anciens que dans la vie de tous les jours le matériel nécessaire à ses célèbres aphorismes.

Mais Emil Cioran n’est pas qu’un penseur. Sous des allures de volontaire dilettante, d’éternel étudiant et avec ce beau mépris qu’il possédait pour tout matérialisme, c’était un homme en lutte. Et l’intérêt central de ce spectacle est de tenter de faire apparaître la source même où Cioran puisait ses mots : une défiance envers tout ce qui est passionnel et l’absolue certitude que rien n’a de sens.

Il y a dans cette attitude, c’est vrai, quelque chose qui relève du suicide de la pensée, car tout penseur depuis des siècles, depuis peut-être l’origine de l’humanité et de la conscience de la mort et du temps, tout penseur ne fait finalement que chercher un sens à l’existence, à l’homme, à l’histoire.

Cioran lui ne fait que clamer et clamer, en allant à l’encontre de toute la scolastique, que cette quête est sans espoir et qu’il faut tenter, lucidement et avec le sourire, de s’en convaincre.

Antoine Caubet a parfaitement saisi cet aspect spécifique du personnage qu’il voulait mettre en scène. C’est pourquoi il a soigneusement monté son spectacle comme une course pour éviter la cristallisation de la réalité, pour éviter de donner du sens. Mais comment faire ? Simplement en semant une série de fausses pistes qui ont l’avantage de sans cesse créer de l’inconfort. Mais sans presque que cela apparaisse. En douceur. Ainsi, dès le début du spectacle, la situation se met en place pour aussitôt se décaler : la salle d’un bar. Des tables, des chaises, un comptoir. Au fond, en veste, un homme est là. Derrière le comptoir, une serveuse. Dans la réalité, cette serveuse servirait, une intrigue se nouerait, quelle qu’elle soit, mais ici, la serveuse sort une pile de livres et commence à interroger cet homme sur ses écrits, sa pensée, ses visions…

Antoine Caubet n’a pas cherché à créer une situation réaliste pour mettre en scène cette interview dont il a extrait le texte de cette pièce. Un homme une femme, mais point de rapport homme femme, un client, une serveuse, mais pas de rapport client serveuse. Même le temps de la représentation a été soigneusement cassé. Inversé. Dès le début Cioran et la serveuse sont là, comme à la fin d’un service, dans la salle déserte de ce bar, puis à un moment, celle-ci l’aide à mettre son manteau, il s’en va, elle sort aussi, puis revient puis il revient à son tour sans raison, sans qu’il y ait un sens précis. Est-ce un jour qui est passé, une nuit, une heure, ou juste le temps de sortir et de rentrer pour continuer le dialogue ? Juste cela.

Ainsi, tout est fait pour signifier une vérité, et presque simultanément, et la vider de son sens : ainsi la serveuse crée soigneusement des bouquets qu’elle dispose sur chaque table, mais ces bouquets ne sont pas faits de fleurs, mais de feuilles sèches d’eucalyptus : ce qui devrait symboliser le merveilleux et la beauté du vivant, une fleur, devient juste l’idée d’un bouquet, l’idée du vivant.

Toute la construction du spectacle suit ce fil à la fois doux et déroutant, ce qui oblige acteurs et spectateurs à une forme d’écoute équilibriste, toujours sur le point de naître, toujours sur le point de s’éteindre, comme au bord du vide.

Christian Jéhanin et Cécile Chollet ont ainsi créé des personnages très aériens. Démarches, gestes, phrasés sont comme détachés de l’être, indépendants. Ils évoluent dans ce texte plein d’esprit et de révélations sur la vie de Cioran, comme dans un itinéraire balisé, en souplesse, en sourires.

Mais dans cet exercice étonnant qui ouvre de façon sensorielle plus qu’intellectuelle une fenêtre sur l’œuvre d’Emil Cioran, le plus frappant est cet instant où une salle entière de spectateurs attentifs scrute une toupie tournoyant sur une table jusqu’à ce que sa force centrifuge s’éteigne et qu’elle se couche et s’immobilise… imaginez ces regards d’enfants suspendus à ce jouet seul en scène. Un instant qui plonge en acte tout le public dans l’absurde et l’insensé. Un instant qui aurait sans doute fait extrêmement rire Cioran.

Bruno Fougniès

 

Cioran / Entretien

D’après « Entretien avec Léo Gillet » de Léo Gillet in « Cioran, Entretiens », Gallimard 1985
Adaptation et mise en scène : Antoine Caubet
Régie générale : Victor Veyron

Avec : Cécile Cholet et Christian Jéhanin

 

Mis en ligne le 9 avril 2016