CATARACT VALLEY

Théâtre de l'Odéon
Odéon-Théâtre de l'Europe (petite salle des Ateliers Berthier)
Place de l'Odéon 
75006 – Paris
01 44 85 40 40

Jusqu’au 15 juin 2019
du mardi au samedi à 20h,
le dimanche à 15h.

 

Cataract Valley loupePhoyo © Simon Gosselin

Où la folie engloutit tout, à propos de Cataract Valley

 

Marie Rémond, qui avait adapté deux films de Rohmer avec Thomas Quillardet au théâtre de la Bastille il y a deux ans, renouvelle sa collaboration avec ce dernier. Ils commettent en scène un très beau spectacle, dont elle est l’instigatrice, cette fois à partir d’une nouvelle de Janes Bowles, Camp Cataract. Cette auteure resta toute sa vie – et depuis – dans l’ombre de son mari : c’était l’épouse de Paul Bowles (connu pour son livre Un thé au Sahara, adapté à l’écran par Bernardo Bertolucci en 1990). Elle eu pourtant de son vivant le soutien et l’admiration de Tennessee Williams et Truman Capote, ses amis. C’est la deuxième fois que Marie Rémond s’intéresse à une « femme de », après son spectacle sur Barbara Loden (la femme d’Elia Kazan) en 2013 : Vers Wanda, présenté à La Colline. L’étoile montante du théâtre français, qui a reçu le Molière de la révélation féminine en 2015, atteint le firmament avec la création du Voyage de G. Mastorna, une adaptation du scénario de Fellini, à la salle Richelieu en ce moment.

Cataract Valley, tient à la fois lieu de camp de vacances et de sanatorium pour personnes nerveusement éprouvées. Ainsi Harriet, sujette à des crises passagères, y vient pour s’éloigner de l’emprise étouffante de sa famille. Sa sœur Sadie, parfaite ménagère qui a placé son bonheur dans l’entretien du foyer, lui écrit de longues lettres mi admiratives, mi pressantes lui enjoignant de revenir. Elle se décide finalement à faire le voyage pour convaincre sa sœur de rentrer, de peur que celle-ci ne l’abandonne définitivement.

À ce duo il faut adjoindre la sœur aînée, Evy, et son beauf de mari Bert qui utilisent Sadie comme bonne à tout faire. Evy travaille mais ne semble pas moins proche de la folie que les deux autres membres de la fratrie. Car la famille a un lourd passif psychiatrique qui se transmet de génération en génération. Cette folie apparaît immédiatement comme une conséquence de l’oppression des femmes dans ces États-Unis des années 40 (le recueil date de 1948).  Les trois sœurs semblent peiner en effet à trouver une place dans le monde : Evy a un travail aliénant, Sadie parle toute seule dans sa cuisine et Harriet cherche à négocier un compromis. Elle aspire à voir le monde, mais, soucieuse du regard des autres, elle répugne au scandale et à la fuite qui la mènerait à une vie de bohème. Déjà âgée, elle a le mariage en horreur et trouve à Camp Cataract un havre où elle peut se livrer à ses « exercices d’imagination » et faire des excursions en canoë. Le lieu, au milieu de la pinède et proche de cascades, est tout de même civilisé : les cabanes disposent de l’électricité. Harriet, consciente de sa classe, reproduit d’ailleurs avec Beryl, l’aide de camp, des relations de domesticité.

Étonnant de voir d’ailleurs que cette cabane en rondin que chérit Harriet trouve un écho aujourd’hui avec plusieurs ouvrages parus récemment qui célèbrent cet habitat, qu’on pense à Chez soi de Mona Chollet, Le Livre des cabanes de Jean-Marie Glaize, et Nos cabanes de Murielle Macé (entre autres). Sans compter bien sûr les cabanes élevées sur les ronds-points à l’automne. La cabane, matérielle ou symbolique, paraît en effet le lieu possible d’une émancipation.

Sadie, dont l’attirance pour les hommes est marquée du sceau de la honte, voyagera à Camp Cataract au plus loin de sa conscience, jusqu’à un point de non-retour. L’œuvre originale, une nouvelle donc, n’était pas destinée à la scène et comporte peu de scènes dialoguées. Marie Rémond écrit : « Pour ce qui est des pensées intérieures, la difficulté tient à ce qu’il faut laisser sa part au mystère mais sans que le public reste sur sa faim ». Son adaptation laisse la part belle à cette incertitude, entre désirs manifestes et latents contradictoires, et réalisation effective. Une voix off omnisciente permet de rendre compte de l’écriture de la voix intérieure de Sadie.

La magnifique scénographie en trompe l’œil de Mathieu Lorry-Dupuy situe la scène dans une forêt de pins (dont l’odeur nous embaume à peine installés), faite d’artifices et de nature, tout en ménageant différents espaces : la cabane qui se convertit en salle à manger de Sadie, la forêt, la rivière, un salon…

Se dégage au final une impression d’étrangeté – après un début plutôt naturaliste – qui conduit à l’égarement du spectateur (captivé) par les errances du texte. La fin procède ainsi par illusion, à l’image de la Vierge qui apparu un jour à une jeune fille désespérée au-dessus d’une des cascades, et la sauva du suicide. L’humour (un homme grimé en peau-rouge vend ainsi des figurines de la madone dans un kiosque à souvenirs) fraye avec l’angoisse. Le chaos intérieur des personnages féminins fait écho au grondement des chutes d’eau qui les attirent et les fascinent. Leurs désirs mal compris ou inavouables scellent la tragédie de cette histoire d’émancipation féminine. Et Caroline Arrouas et Marie Rémond (Sadie et Hariett), forment un duo troublant de femmes sensibles à fleur de peau, au bord de la crise de nerfs.

Marie du Boucher

 

Cataract Valley

Projet de Marie Rémond, mise en scène Marie Rémond et Thomas Quillardet

Avec : Caroline Arrouas, Caroline Darchen, Laurent Ménoret, Marie Rémond

 

Mis en ligne le 19 mai 2019