BLACKBIRD |
Le Lucernaire
Étrange pièce que nous a concoctée là David Harrower : ce jeune auteur anglais né en 1966, ne craint pas de jouer avec le feu, qu'on en juge : nous sommes dans un lieu incertain, entre bureau et entrepôt, un lieu en désordre, jonché d'ordures, anticipant, peut-être l'autre déballage qui va suivre. Un homme âgé d'une cinquantaine d'années reçoit après le travail, une jeune femme butée. Et décidée. D'emblée, le climat est tendu. Il ne souhaite pas lui parler longuement, veut laisser la porte ouverte, se montre d'une méfiance extrême. Assez vite, on apprend qu'elle, la jeune femme, l'a retrouvé par hasard : il est celui qui, quand elle avait douze ans, a eu des relations sexuelles avec elle. Tension. Cris. Une parole, trop longtemps contenue, doit s'affirmer. Cette relation l'a traumatisée. « C'est moi qui ai purgé ta peine, dit-elle. Dix-huit ans. Je revis ça tous les jours. » Elle le questionne sur sa vie privée, veut partir. Se laisse retenir. La confiance revient peu à peu : on apprend alors qu'elle l'a connu à un barbecue entre voisins. Qu'il lui a parlé. Qu'elle s'est mise à lui écrire des petits mots. Lui : — Tu ne te souviens pas comment tu étais. Elle : — Comment j'étais ? Son amour à lui devient désir, alors qu'elle n'aurait souhaité ne voir en cet homme de l'âge de son père, qu'un « amoureux ». On peine à accepter cet amour pour le moins « atypique ». La suite confirme l'incompréhension entre les deux personnages : leur fugue au bord de la mer, comment il est allé chercher des cigarettes, comment, ne le voyant pas revenir (il avait été tabassé, dit-il, par des clients d'un bar) elle est partie à son tour. Police, procès. Deux vies brisées, même si, au départ, on préférait n'en voir qu'une. Beaucoup de questions sont ici posées, sans recevoir parfois des réponses substantielles : l'auteur, avec un certain brio, joue la carte de l'émotionnel. Et ça passe. La jeune femme, on le sent, est prête à tout : à douter de ce qu'il peut lui raconter, à s'offrir à lui, à rencontrer sa nouvelle compagne… Un débat reste ouvert, celui de la pédophilie, même si Ray, le personnage masculin assure ne pas être un obsédé par les petites filles. Avant, après, il a et aura des amours adultes. La terrible ambiguïté de la toute dernière scène fait froid dans le dos.
Les comédiens sont impeccables : fragilité de l'homme joué par Yves Arnault, et multiplicité du personnage féminin dont s'empare Charlotte Blanchard. Écrite sans effets trop racoleurs, montée avec sensibilité et force, c'est une pièce qui interpelle. On ne peut y rester insensible.
Gérard NOËL
Blackbird Pièce de David Harrower (traduction de Zabou Breitman et Léa Drucker) Avec Charlotte Blanchard et Yves Arnault Lumières : Charly Thicot.
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