SUR UNE ÎLE

Théâtre Garonne 
1, avenue du Château d'eau
31300 Toulouse
Tel : 05 62 48 54 77

Jusqu’au 29 janvier

 

Sur une île loupe Photo © Ida Jakobs

Comme un malaise

Le 23 janvier 2016, j'ai vu un joli travail au théâtre Garonne, à Toulouse, d’après un texte de Camille de Toledo, intitulé Sur une île, mise en scène par Christophe Bergon avec Laurent Cazenave (Jonas) et Mathilde Olivares(Eva). Le projet est pensé pour être représenté sur les scènes d'Europe.

Le 22 juillet 2011, un homme posa une bombe qui visait un bâtiment gouvernemental à Oslo. Cette bombe tua huit personnes. Le même homme se rendit ensuite sur l'île d'Utoya. Sur cette île étaient réunis les jeunes du parti travailliste norvégien. L'homme, travesti en policier, tira et tua soixante-neuf personnes. Lorsqu'il fut arrêté par les policiers son sang coulait un peu à cause d'une petite éraflure qu'il s'était faite en manipulant l'arme. Il exigea qu'on lui fit des soins. Cette homme porte le nom d'Anders Breivik. En 2012, il a été condamné à la peine maximale en Norvège, 21 ans.

Le metteur en scène Christophe Bergon a passé commande à l'auteur Camille de Toledo qui avait déjà questionné l'évènement en publiant l'Inquiétude d'être au Monde. Sur une île est un dialogue entre la jeune sœur morte sur l’île, Eva et le grand frère juriste debout dans la vie, Jonas. Ensemble ils se souviennent des paysages de leur enfance, des histoires, des relations familiales, du départ du père, de son absence.

La pièce pose la question de la mémoire : que faut-il commémorer ?  Graver des noms sur la pierre : qu'est-ce que ça vaut ? Quand faut-il obéir ? Quand faut-il désobéir ? Pourquoi les jeunes ne se sont –ils pas jetés comme un seul homme sur le faux policier ?

D'où vient qu'un jeune homme d'une trentaine d'années originaire et vivant dans un pays en paix, démocratique, militant politique planifie méticuleusement un attentat à la bombe puis se travestit en policier pour abattre soixante neuf jeunes militant rassemblés pour débattre ? De quel malaise une telle violence est-elle le signe dans une Europe en paix depuis 1945 ? Quel est le cheminement de l'enfant né en 1979 à l'homme qui tue de sang froid et qui se tient sans remords devant ses juges et la famille de ses victimes et qui plaide non coupable face à la société ?

La pièce émet l'hypothèse de l'absence du père comme figure structurante. Le père absent laisse comme un trou.  Dans ce trou pousse des mauvaises herbes. Des petits soldats émergent qui veulent reconstruire l'ordre. Inutile de rappeler que la destruction des cadres traditionnels fait partie du projet de la modernité et que cette destruction est un processus continu au nom du progrès par essence bon.

Anders Breivik est le fils d'une infirmière et d'un employé de l'ambassade de Norvège. Le père et la mère se séparent lorsqu'il a un an. Quand il a six ans son père se remarie et refuse de le voir. A seize ans Breivik demande à le revoir mais le père refuse. Évidemment, il est possible d'envisager le cheminement de Breivik à partir de cette absence, à partir de cette faille, de ce trou, à partir de cette blessure narcissique, de ses frustrations, de cette identité de fils rejeté par un père qui occupe une place enviable dans la hiérarchie sociale qu'il sublime en se forgeant une identité de chef viril, en se fantasmant comme chevalier de l'ordre des templiers. 

Mais Breivik ne serait-il pas aussi le symptôme d'une angoisse qui vient de loin, qui ne cesse de sourdre, d'une peur qui monte, qui ne cesse de monter dans toute l'Europe au fur et à mesure que le centre du monde se déplace et que l'Europe cesse d'être ce point de convergence de l'attention du monde ?

Avant de passer à l'attaque Breivik a publié sur internet un livre titré 2083 de plus de mille pages. Il appelle à l'expulsion des Arabes, des Juifs d'Europe.

En janvier 1492 Grenade tombe, ainsi s'achève la Reconquista ; l'Espagne, la Catholique, met en place une politique de purification du sang, un bon catholique est un catholique qui a le sang pur, son sang n'est pas mélangé avec celui d'un juif ; en mars les juifs et les arabes sont expulsés. En avril, le très catholique Cristophe Colomb est anobli par Isabelle et Ferdinand. Le 3 août il part à la conquête des Indes. Le 12 octobre, Colomb en mission pour la Reine Isabella et Ferdinand plante sa croix, viole la terre des Taïnos, qu'il baptise San Salvador. Quinze ans plus tard les Taïnos, les Arawaks, les Karaïbs, qui peuplèrent l'ile d'Ayiti baptisée Hispaniola, ont été exterminés.

Ainsi commencèrent les grands massacres sur le continent qui fut baptisé l'Amérique ; ces massacres, ces pillages furent réitérés, perpétrés sur tous les continents et c'est dans la chair et le sang des peuples du monde entier que prit naissance le capitalisme et que s'érigea la puissance européenne et son extension devenue Empire. Aujourd'hui, un rapide coup d'œil sur une carte montre clairement que les pays les plus riches sont les USA, le Canada, l'Australie, l'Europe, le Japon. Tous ces pays, hormis le Japon, sont des excroissances de l'Europe.

Certes ''le petit soldat'' a peut-être pris naissance dans la béance laissée par le père mais les idées qui irriguent la cervelle du ‘’petit soldat'’ appartiennent à la grande famille européenne de racines judéo-chrétiennes. 

Camille de Toledo à l'écriture très travaillée, claire et concise, met dans la bouche de Jonas « la guerre avance dans toutes les villes d'Europe, c'est une guerre de peur ».

 D'où vient ce malaise, d'où vient cette peur ?

Prions ensemble pour qu’en 2083, l'Europe ne soit plus malheureuse.  Prions ensemble, demandons au créateur, au maître des lumières et de l'univers qu'il mette dans le gosier de l’Europe 100 % des richesses mondiales.  Prions ensemble, demandons au créateur qu’il fasse disparaître de la surface du globe et même de ses archives personnelles : les nègres, les juifs, les arabes, les asiatiques, tous ceux qui ne sont pas blancs et chrétiens. Prions pour qu’en 2083, l'autre et son inquiétante étrangeté soit effacé, jeté hors du monde et cela pour l’éternité, pour toute les éternités. Alors l’Europe, enfin maitresse du monde, sera heureuse. Elle nagera dans le bonheur. L'ordre règnera. Amen !

Mais en 2083, qu'adviendra-t-il des trublions comme Camille Toledo, Christophe Bergon, s'ils existent, qui oseront imaginer et mettre en scène un dialogue entre un frère et une sœur, une Antigone revenant du royaume des morts pour troubler le repos des consciences repues ? En 2083, le mot désobéissance ne sera-t-il pas supprimé si bien que lorsque des Antigones résistantes voudront user de ce mot désobéissance elles devront imiter le masque de la tragédie :  ouvrir bien grande la bouche en n’émettant aucun son ; en 2083, qu’adviendra-t-il de tous les Camille Toledo et autres qui oseront penser que l'acte posé par le dénommé Anders Breivik est un acte politique nourri par les partis politiques et non pas l’acte d'un malade mental schizophrène ?  En 2083, qu'adviendra-t-il de tout metteur en scène qui osera suggérer que ce lieu où tout semble n’être qu’ordre, luxe, calme et volupté peut aussi être hanté par un fantôme et souillé par la vomissure et le sang ?

Du reste en 2083, l'exigence d'obéissance de Léviathan aura sans doute encore beaucoup augmenté. Le pouvoir potentiel de Léviathan ne connaît pas de limite car en deçà comme au-delà, il n'y a rien et il n'y a plus rien en face non plus, rien sinon le petit individu et son petit bien être et sa grande peur. En 2083, Léviathan aura mis entre parenthèse tous les textes fondamentaux au nom de l'ordre et de la sécurité.

 Léviathan, pour notre sécurité, fera fermer tous les théâtres car le théâtre étant un espace polyphonique d'élaboration, de mise en jeu et de confrontation des idées et des récits est de ce fait un art subversif. C'est l'art du diable, c'est l'art de Dionysos, le différent, l'étranger, le fouteur de merde.  Pour le moment, il est encore possible d'aller au théâtre. Il faut donc en profiter pour aller sur une île voir débattre Jonas et Eva. Y aller ne sera pas considéré comme un acte de désobéissance. Pas encore. Pour le moment, Il n'est nullement nécessaire d'avoir du courage comme pour se jeter sur un homme travesti en policier qui tirerait dans la foule.  Aucune inquiétude à avoir, tout est joué ou presque, pianissimo, tout en douceur, hormis un coup de feu au début. Je veux dire un coup d'éclair, de feu non. Aucune peur à avoir, vous serez parfaitement en sécurité. Tout est sécurisé. Tout est sous contrôle.

Charles Zindor

 

Sur une île

Création / Spectacle coproduit et accueilli avec le TNT
conception Christophe Bergon et Camille de Toledo
texte Camille de Toledo
Mise en scène et scénographie et lumière Christophe Bergon
Collaboration artistique à la mise en scène et costumes Manuela Agnesini
Stagiaire à la mise en scène David Malan

Avec Laurent Cazanave et Mathilde Olivares

Dramaturgie Enrico Clarelli
Musicien et conseiller musical Christophe Ruestch
Régisseur Son  Pierre Olivier Boulant
Assistant lumière en cours
Iconographie Eve Zheim
Administration, diffusion Suzanne Maugein

 

Mis en ligne le 30 janvier 2016