TRISTESSE ANIMAL NOIR

Théâtre de l'aquarium
La Cartoucherie
Route du champ de manœuvre
75012 Paris
Tél : 01 43 74 72 74

Jusqu’au 15 février à 20h30
dimanches à 16h00

 

loupe

 

Ce sont des êtres en creux. Des formes lisses fabriquées dans une matière fine à l’aspect de verre teinté. Rigides comme une pellicule de corne. Ils sont avant tout une description extérieure. Une apparence. Vite identifiable. Conventionnelle. Sans presque de caractère propre. Des stéréotypes.

Il y a là un architecte, un photographe, une jeune mère ex-modèle, une sœur et son frère, homo et artiste et un jeune chanteur de charme, talentueux imitateur du King. Quatre hommes, deux femmes, qui forment trois couples unis par des liens d’amitiés. Des gens de talents, aisés, encore jeunes, privilégiés de l’occident, qui partent faire un weekend piquenique dans la forêt en pleine canicule. Rien de grave.

Ils sont génériques pourtant ils ne sont pas sans une histoire personnelle, de celle qui forge des personnalités. Mais leurs passés, leurs vies, n’ont réussi qu’à leur faire choisir des cases, des codes, des conventions. Stéréotypes volontaires. Qui leur donnent l’impression d’exister, d’avoir une identité, un monde, un groupe – mode, architecture, univers artistique… D’où l’aspect factice de cette forme qu’ils construisent à chaque instant, refaçonnent, agrémentent du langage qui va avec… des pensées qui vont avec… des être creux. Comme incapables de penser par eux-mêmes.

Ils sont le reflet inverse des personnages de Tchékhov, tous sculptés, pétris, fourmillant d’un passé, d’un héritage, tous porteur d’une conscience en perpétuel questionnement. Les personnages de la pièce d’Anja Hilling sont eux, en pièces détachées : passé, espoir, idéal… éclatés loin les uns des autres. Ils n’arrivent pas à faire l’unité. Ils ne parviennent pas à se créer eux-mêmes. Des êtres sans conscience véritable : sortes d’enfants immatures, humains aussi peu évolués que des animaux.

Aussi, ne perçoivent-ils le monde que par les sens, le corps, comme des animaux. Aussi ne parlent-ils que de ce qu’ils perçoivent au travers de leurs corps : faim, soif, douleur, désir, chaud, beau, laid, rien. Du factuel. Ils n’ont rien d’autre à dire. L’imaginaire borné au réel.

Cette pièce se présente comme une allégorie. L’humanité moderne stupide prend conscience qu’elle est mortelle. Et la planète avec. Une prise de conscience que l’on croyait avoir eu lieu il y a des millénaires. Apparemment pas pour tout le monde. Ou alors, la conscience a-t-elle fait un bond de géant à travers des siècles de régression incroyable ?

Leurs préoccupations, en dehors de cette activité constante qu’ils déploient pour rester conforme à l’image sociale qu’ils se sont données, sont de l’ordre du besoin, de l’organique, comme n’importe quel animal : manger, boire, dormir, copuler, se pâmer devant Elvis Presley.

Il y a une vision bizarrement manichéenne dans le fait de jeter ces pauvres humains décérébrés par le monde moderne et le progrès, ces êtres presque immatériels, évanescents, dans un incendie gigantesque qu’ils ont peut-être causé. Les voilà coupables d’une fin du monde ! Au banc des accusés : la futilité, l’insouciance ! que le chagrin nomme irresponsabilité.

Anja Hilling demande à ses personnages d’apprendre à penser par eux-mêmes en une fraction de seconde, au moment où l’incendie va tuer ce qu’ils sont, ce qui les lie, leur part d’humain. Mais ils ne peuvent pas. Ils restent dans la même contemplation de leurs sensations, douleurs physiques, stupeur, vague remord qui se déclare en symptômes mais ne parvient pas à faire bouger leurs cortex plastiques. Ils sont comme des observateurs d’eux-mêmes, et se cantonnent à un ronron descriptif. C’est la faiblesse de cette écriture très lucide, presque scientifique dans ses exigences : les thèmes, les mots, tout finit par tourner en rond et décliner.

La mise en scène de Guy Delamotte et la direction qu’il donne à ses acteurs essaye de remédier à la superficialité mentale de ces personnages en tentant de leur donner chair, vie, dimension. Le dispositif scénique intègre un déferlement presque ininterrompu d’image dans un décor d’un réalisme le plus concret dans la première partie du piquenique (avec le vrai barbecue, les bouteilles de bières et le mini-van très réel à l’écran). D’ailleurs l’histoire débute dans un film qui se dédouble pour cracher les comédiens sur le plateau comme s’il était question de dépouiller ces humains de leur image – quitte à la faire brûler dans une fournaise ressemblant à l’enfer. Dans la deuxième partie, l’écran devient surface mouvante des flammes, des fumées, des visages statufiés et le décor de la forêt devient symbolique. Pour la dernière partie (l’après incendie), la blancheur clinique envahit le plateau et panse les arbres : la planète soignée, les humains portent leurs blessures : le groupe social et les liens affectifs meurent.

Mais cet écran ne cesse d’épier toutes et tous. Il est comme un œil qui surveille tous et toutes. Une conscience sociale.

Tous les interprètes de ce spectacle sont complètement investis par l’histoire. Des présences magnifiques, fortes, touchantes. Une émotion spécialement poignante se dégage du jeu profond et sobre d’Olivia Chatain.

Un bel accord dans le jeu, la scénographie, la bande son discrète mais nécessaire et ces images qui pour une fois entrent en résonnance parfaite avec la scène.

Bruno Fougniès

 

loupe

 

Tristesse animal noir

Mise en scène Guy DELAMOTTE
Scénographie Jean HAAS
Costumes Cidalia DA COSTA
Lumières Fabrice FONTAL
Vidéo Laurent ROJOL
Son Jean-Noël FRANÇOISE / Valentin PASQUET

Avec :
Véro DAHURON, Olivia CHATAIN (troupe permanente du Préau), Thierry METTETAL, Mickaël PINELLI, Alex SELMANE, Timo TORIKKA

 

Mis en ligne le 5 février 2015

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