ME TOO, I AM CATHERINE DENEUVE

Théâtre des Déchargeurs
3 rue des Déchargeurs
75001 PARIS
Jusqu'au 28 avril, du mardi au samedi à 21h30.

Aller voir dans un théâtre parisien (Les Déchargeurs) une pièce d'un auteur français (Pierre Notte) traduite (par David Bradby) et jouée en anglais (par la troupe du Trap Door Theater de Chicago), cela peut sembler bizarre mais, après tout, why not ?

Confortablement installé dans la petite salle Vicky Messica qui favorise une bonne visibilité et la proximité avec les comédiens, le spectateur assiste donc à la version américaine de « Moi aussi, je suis Catherine Deneuve » qui donne – on ne s'en étonnera pas – « Me too, I am Catherine Deneuve », dans une mise en scène de Valery Warnotte, très inspirée de l'univers des cabarets.

Le décor : au premier plan une cuisine, une table ordinaire, trois chaises et, surtout, omniprésent, un gros réfrigérateur des années 60, ventru, pansu, tout en rondeur, réceptacle des nourritures tant terrestres que spirituelles (on y range aussi bien les magazines) de la famille ; à l'arrière-plan, dans une semi-pénombre, une sorte d'antre, cave, chambre, on ne sait pas très bien avec, sur le mur du fond, un grand miroir et, devant, un piano et son musicien (Gary Damico) dont les mélodies accompagneront avec bonheur un huis-clos féroce et drôle.

Sur scène : la famille. Une famille complètement névrotique et déjantée.

La mère, hystérique et dépassée, démunie devant les crises identitaires de ses trois rejetons : deux filles dont l'une se prend pour Catherine Deneuve, l'autre pour une chanteuse de variétés tout en passant son temps à se mutiler à coups de lames de rasoir, et un fils qui, lui, jouait les terreurs du Far-West en criblant les murs de son pistolet avant de prendre le large, et qui reviendra, en visite, à la fin de la pièce. Quant au père, il a depuis longtemps déserté le foyer et n'est plus qu'une figure très floue dans le souvenir des siens.

D'un côté donc, un père absent, de l'autre une mère omniprésente, omnipotente, souveraine, qui impose ses goûts et ses vues, jusqu'à la saturation, jusqu'au dégoût. Les filles en ont assez de recevoir systématiquement des pulls bleu clair à chaque Noël alors qu'elles détestent cette couleur, elles en ont assez qu'on leur intime encore, à leur âge, de filer dans leur chambre, de se brosser les dents, de faire leur prière et d'aller au lit et, par-dessus tout, elles en ont assez du cake au citron, du lapin aux pruneaux, des biscottes premier prix et du café bas de gamme. Bref, elles en ont assez qu'on les oblige à manger.

Et c'est bien là, dans ce dysfonctionnement monstrueux de la fonction nourricière de la mère, que réside le problème.

Dès la première scène, elle s'évertue à vouloir faire manger à tout prix du poisson à Geneviève, la cadette et, dans une scène finale hallucinante, c'est sous la menace d'un pistolet qu'elle force les trois enfants à ingurgiter son infâme cake au citron - tout cela en présence de l'imposant réfrigérateur déjà évoqué, qui ferait presque figure de personnage central. Or, les psychanalystes le diront, imposer à un enfant de terminer son assiette, c'est introduire, contre son gré, un corps étranger  dans son propre corps. C'est donc contre cette violence que s'insurgent, chacun à sa manière, les trois enfants, dans ce mouvement de révolte qui vise à se libérer de l'emprise maternelle, à s'affirmer et à s'approprier les corps dont ils ont toujours été dépossédés.  

Pris dans leurs délires, les protagonistes vont jusqu'au bout de leur folie et les comédiens sont absolument parfaits, débordant d'énergie, justes dans leur jeu, investissant leurs personnages avec une authenticité remarquable. Beata Pilch, fondatrice et directrice artistique du Trap Door Theater, campe une mère constamment au bord de la crise de nerfs avec une grande maestria. Sadie Rogers, la brune, est une Marie douce et fragile, encore dans la soumission malgré tout, qui nous charme par sa voix belle et mélodieuse (dans la vie, elle est également chanteuse). Quant à Holly Thomas, elle est d'une drôlerie surprenante. Il faut l'entendre prononcer « Catherine Deneuve » avec son accent américain cocasse, inimitable, ou chanter « Mon vieux » de Daniel Guichard avec cette voix grave qu'on n'aurait pas imaginée chez une personne aussi frêle et blonde. Un peu en retrait, du fait de sa présence sur scène plutôt réduite, John Kahara est le fils, ce taiseux qui parle si peu – en fait il n'ouvre la bouche que pour corriger les fautes de langage de sa mère – que cette dernière se demande même s'il existe.

Le ton oscille entre nostalgie et burlesque et, même si le propos est noir, la drôlerie l'emporte joyeusement et provoque un rire libérateur et fédérateur. Le Trap Door Theater s'est emparé de la pièce de Pierre Notte avec bonheur, l'a investie avec succès. Le public est conquis. Après Dieppe et Mulhouse, ceux qui ne l'ont pas encore vue ont jusqu'au 28 avril au Théâtre des Déchargeurs à Paris, puis les 3 et 4 mai à Vélizy-Villacoublay.

 

Elishéva Zonabend

Me too, I am Catherine Deneuve

de Pierre Notte
Mise en scène : Valéry Warnotte assisté de Robert Teetsov
Production : Compagnie L'Intervention, Trap Door Theatre

Avec : John Kahara, Beata Pilch, Sadie Rogers, Holly Thomas

Scénographe : Ewelina Dobiesz
Création son  : Sam Lewis
Lumières : Richard Nowood
Dramaturgie : Valéry Warnotte  
Pianiste : Gary Damico
Direction musicale et adaptation des chansons : Nicholas Tonozzi
Costumes : Nevena Todorovic assistée de Sky Cubacub
Régie : Michael Garvey et Barry Branford