FAIRE DANSER LES ALLIGATORS SUR LA FLÛTE DE PAN

Théâtre de l’Œuvre
55 rue de Clichy
75009 Paris
01 44 53 88 88

Jusqu’au 28 décembre
du mardi au samedi à 21h00, le dimanche à 15h00

 

 

« Avec les mots, je pourrais faire danser les alligators sur la flute de pan ! » L. F. Céline

Denis Lavant est un comédien d’envergure. Il en faut pour interpréter ce montage de lettres, d’interviews et de textes de Louis-Ferdinand Céline. Céline l’auteur, celui qui a donné un retentissant coup de pied dans le temple littéraire du siècle dernier avec son premier livre, Voyage au bout de la nuit. Céline le collabo, l’antisémite, le raciste condamné en 1950 pendant l’épuration à, entre autres, l’Indignité Nationale. Céline, dont l’ombre est toujours poursuivie et persécutée par sa malfaisante image au point qu’en 2011 Frédéric Mitterrand l’a retiré de la liste des 500 personnalités honorées par sa grande célébration nationale. À chacun sa culture comme disait cet ancien présentateur télé devenu ministre de la culture sans doute grâce à la droiture de sa vie sans taches. Céline tenu à l’écart à cause de son indépendance et de son talent dans un monde littéraire conformiste et mondain, et Céline, banni pour ses opinions, ses déclarations monstrueuses et ses appels au meurtre par tout le reste de la société. Par certains idolâtré pour son talent d’écrivain, vomi pour ses idées haineuses par tous les autres.

C’est un type à la vie étonnante, au destin étonnant. Quasi héros de la guerre 14/18, Croix de Guerre en prime, puis médecin, puis écrivain, habitué à cumuler des boulots pour survivre, finissant sa vie à Meudon, après être né à Courbevoie, un type de banlieue, pauvre au début, pauvre à la fin, glorieux à ses dépends. Mais ce n’est pas une biographie que nous raconte le spectacle, c’est une évocation de cette vie, essentiellement la partie littéraire de l’auteur, une façon de nous faire plonger dans son laboratoire secret, au plus près de son esprit, de ses pensées.

Le décor est une idée de la chambre où il finira ses jours : un lit une place, une table, un piano, des fils à linge où pendent ses manuscrits en cours, accrochés comme des frusques, un escabeau de bibliothèque, pas de bibliothèque, mais un carton plein de livres, une bassine, un broc à eau…

Émile Brami, qui à conçu ce montage de textes, est un grand connaisseur de l’œuvre de Louis Ferdinand Céline, de l’œuvre et de l’homme. Il a extrait de sa correspondance des passages étincelants de fougue et de cruauté qui concernent pour la majorité l’écrivain Céline, son amour de l’écriture et la manière avec laquelle il a inventé ce style, ce style si facilement reconnaissable.

Denis Lavant s’est inventé un Céline aussi poignant, aussi drôle et aussi inquiétant qu’un clown. C’est le grand cirque que s’est créé Céline qui apparaît devant nous, le clown qu’il s’est lui-même donné à jouer pour parader dans un monde de guignols. Ce showman intrépide, provocateur, cette mouche agitée qui vient tourner autour des têtes bienpensantes comme pour gâcher la fête, ce tribun sans concession qui crache et encore pire sur quasiment tout ce qui s’édite à son époque. Chacun en prend pour son grade dans sa revue littéraire personnelle : Aragon, Gide, Sartre, Hemingway, Cendrars, Proust, Sagan… ils les a tous lus, ou pour certains, il a au moins essayé.

Des analyses parfois justes, parfois volontairement hors de propos, tangentes, explosives, jubilatoires, drôles et méchantes à mourir.

On pourrait prendre ce flux de pensées pour un grand déversoir à ordures, mais ce n’est pas ça. Sous la verve pamphlétaire de Céline ne cesse de poindre son idolâtrie pour l’écriture et la colère contre tous les mauvais plumitifs, et sa colère encore plus grande pour ceux qui pourraient donner à leurs écrits le souffle de vie nécessaire mais qui échouent. C’est d’un mal de ventre terrible qu’il est atteint. Une douleur viscérale qui ne le laisse pas en paix. Point de jalousie, point de rivalité, une blessure sincère. Car toute la sève de ce spectacle est là dans cette leçon que Céline, par la voix et le corps de Denis Lavant, donne malgré lui sur le but de son art : pouvoir rendre l’émotion, donner du rêve et se battre contre les obstacles qui se dressent entre lui et ce but, et le travail que cela demande.

Un travail qui tient plus de la musicalité des mots que leurs sens, une orfèvrerie qui rythme les phrases, donne les couleurs, les goûts, les pulsations cardiaques, tout un travail de composition : « Déplacez un seul mot, tout s’écroule ! » déclare-t-il dans sa grandiloquence magnifique. Le but de cet obsessionnel est de faire passer l’émotion du langage parlé, qui est toujours soutenu par une sorte d’enthousiasme, à l’écrit, dont la forme tend à tuer cette vie. Une lutte au mot à mot, une torsion des mots, une réinvention de l’argot. Céline a été contraint d’inventer une langue qui n’existe nulle part ailleurs, même pas dans la rue. Comment fait-il ? Il parle d’une sorte de rêve-éveillé et de travail, de sonorité, de rythme.

Sous toute l’interprétation de Denis Lavant frémit la jouissance. Sous le masque sombre, charnel et vouté de son personnage, elle est là, elle pointe ses seins, tire la langue et éclate de rire. L’émotion et la jouissance, même dans le dire, même dans l’être, jouir de sentir encore cette vie palpiter, qu’elle soit vocifération, révolte, haine ou rêve-éveillé, elles sont là. Elles irriguent ce spectacle sans concession comme un sang vif et chaud et l’on devine cette petite part divine que Céline voulait sans doute faire bouger au fond de nous.

Bruno Fougniès

 

Faire danser les alligators sur la flûte de pan

d'après la correspondance de Louis-Ferdinand Céline
Scénographie et mise en scène Ivan Morane
Adaptation Émile Brami
Costumes et réalisation du décor Emilie Jouve
Lumière Nicolas Simonin

avec
Denis Lavant

 

 

Mis en ligne le 26 novembre 2014

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