LE JOUEUR

 

Au pays de l'argent roi

Le joueur est le deuxième opéra de Serge Prokofiev, inspiré par le roman de Fiodor Dostoïevski composé en Russie en 1916, revu à Paris en 1928. Il est considéré comme le premier opéra contemporain dans le sens esthétique, harmonique et scénique du terme, conçu au vingtième siècle.

L'action se déroule en Allemagne, dans une ville d'eau imaginaire qui s'appelle Roulettenburg où l'on trouve un petit monde de personnages obsédés par la roulette, le gain facile et rapide. Parmi eux, le Général, un russe presque ruiné qui spécule sur la mort à venir de sa grande tante pour se refaire ; laquelle, Baboulenka, personnage haut en couleur, autoritaire et sarcastique, venue remettre de l'ordre dans sa famille et glissant elle aussi dans la passion du jeu , finira dans la déchéance, perdant tout ce qu'elle possède ; s'y greffe une histoire d'amour tourmentée, compliquée, passionnée, entre Alexeï, jeune aristocrate désargenté et Polina, la jeune belle-fille du général, une jeune femme entourée d'hommes qui ne pensent qu'à obtenir ses faveurs à prix d'or avant de la laisser froidement tomber. Chaque personnage tient l'autre, et l'amour, le prestige, l'honneur sont broyés au moulin de l'intérêt.

L'action a été transposée de nos jours comme nous le font immédiatement comprendre les costumes, d'ailleurs particulièrement réussis.

La musique est de prime abord assez déconcertante: de brefs motifs se succèdent rapidement sans tonalité définie. On est loin des musiques de Verdi. Ici, pas de grands airs qu'on a facilement dans l'oreille. Dans cet opéra, c'est l'orchestre qui prend le pas sur les chanteurs ; Kazushi Ono obtient de ses musiciens des envolées sauvages, des syncopes surprenantes, rythmées par des cuivres tonitruants et des percussions flamboyantes. Il faut bien ça pour soutenir le parlando auquel sont astreints les solistes la plupart du temps, leur partition ne comprenant pas de ligne mélodique perceptible. Véritable tour de force auquel se livrent les interprètes, notamment l'athlétique et infatigable ténor Misha Didyk dans le rôle interminable d'Alexis ! Bravo également à la pétulante intervention de Marianna Tarasova en Baboulenka possédée par le démon du jeu au point de perdre en un soir toute sa fortune. Sublime tableau final, où le jeune Alexeï ruine le casino à force de chance insolente à la roulette et où la musique de Prokofiev s'envole en un scherzo implacable.

Dans la première partie avant l'entracte, si on ne s'ennuie pas vraiment, on n'éprouve aucune frustration particulière à quitter de temps à autre le spectacle des yeux pour lire le sur titrage, le retour du regard vers la scène ne donnant jamais l'impression d'avoir subitement manqué quelque chose. Après l'entracte, la scène s'anime enfin grâce essentiellement au général qui finit dans un total délire. On entre ensuite dans la spirale infernale du jeu proprement dit. Le Casino, avec un nombre impressionnant de figurants, offre une scène à des échanges encore plus brefs, aux exclamations d'une multitude de personnages qui ne sont plus que les ombres d'un théâtre tragique. C'est vivant, enjoué, là, on est enfin pris dans l'action. Le duo final entre Alexis et Pauline, fiévreux et glacial, crée, il était temps, l'émotion.

Le monumental décor est astucieux. De grands panneaux vitrés laissent apercevoir des scènes dans d'autres pièces de l'hôtel, courtes pantomimes muettes venant éventuellement clarifier le propos de l'action principale : préparation d'un mariage, rupture entre Polina et le marquis, ballet des serviteurs. Ils coulissent au gré des différents lieux où se situe l'action.

Dans cette histoire où chacun cherche à duper l'autre en l'humiliant publiquement,il n'est pas facile de s'identifier à de telles marionnettes malfaisantes que domine seulement l'amour de l'argent. Mais la mise en scène, sensible, parvient derrière le cynisme et la grossièreté de chacun, à révéler la blessure secrète qui transforme ces monstres en créatures pitoyables. Le travail d'une rare précision sur le geste et la mimique transforment cet opéra réputé difficile en polar psychologique d'une remarquable actualité à une époque comme la nôtre où l'argent n'en finit pas de faire trembler les boursicoteurs de tous ordres.

 

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