MÉDÉE, L'INSOMNIE DE L'AMOUR MONSTRE

Théâtre de l'Epée de Bois
Cartoucherie de Vincennes
75012 Paris
01 48 08 39 74
Du 19 mars au 07 avril 2013 (du mardi au samedi 19h, dimanche 16h)

L'histoire

Jason (héros de la Grèce antique) est valeureux, mais Jason est crédule, voire naïf. Pour preuve ?

Quand l'usurpateur du trône de son père lui promet de lui rendre son pouvoir en échange de la Toison d'Or, Jason s'embarque aussitôt avec les Argonautes pour la chercher sur les rives de la mer noire. Là, le père de Médée accepte en apparence de lui céder la Toison mais celle-ci est intouchable car elle est protégée par dragons et armées invincibles. C'est alors que Médée intervient. Elle est touchée par la détresse de ce héros et tombe amoureuse.

Elle aide Jason à s'en emparer et part avec lui mais son père les poursuit pour récupérer le précieux trophée.

Médée trouve alors le moyen de retarder les poursuivants : elle tue son propre frère et disperse les morceaux de son corps. Son père perdra le temps nécessaire à leur fuite, pour les regrouper et honorer sa sépulture.

Jason, Médée et les Argonautes peuvent rejoindre enfin leur patrie.

Mais arrivé là, Jason s'aperçoit qu'il a été à nouveau joué : la Toison ne lui sert à rien car l'usurpateur a tué son père et ne compte pas lui rendre le trône.

À nouveau le pauvre Jason se retrouve désemparé, et c'est à nouveau Médée qui va agir. Par une habile manipulation et de fausses promesses de magie, elle oblige les propres filles de l'usurpateur à poignarder leur père. Mais hélas, ce meurtre par procuration ne suffit pas pour que Jason retrouve son pouvoir. Elle et lui sont à nouveau forcés de fuir, s'exiler.

Médée n'aime pas à moitié. Son amour est absolu, exclusif, total, un amour capable de lui faire détruire tout autre lien affectif si ces liens viennent s'interposer entre elle et Jason. Elle se donne littéralement à lui, ce héros, dont on a bafoué les droits, elle fait corps avec son homme.

Ils sont recueillis par le roi de Corinthe comme deux réfugiés de sang royal, honnis chacun par leurs patries, Médée pour ses crimes, Jason par injustice. Voilà qui va faire toute la différence entre l'amour que Médée porte à Jason et l'amour que Jason porte à Médée. C'est ce qui va finir par les séparer.

Car Jason poursuit toujours son but : retrouver le pouvoir dont il aurait du hériter : un pouvoir royal. Et sa quête va le rendre naïf une nouvelle fois.

Le roi de Corinthe lui offre sa fille en mariage, il accepte. Et Médée ? Elle doit partir, mais Jason lui propose en échange de garder leurs enfants avec lui, de les protéger et de les élever comme des enfants de rois.

Peut-être pense-t-il que Médée est fait de la même glaise que lui ? Peut-être pense-t-il qu'elle mettra l'intérêt au-dessus de ses sentiments, et qu' après avoir sacrifié son frère, après avoir déclenché la haine de son propre père, après avoir trempé ses mains dans le sang, pour lui, et être devenue la meurtrière, la régicide, poursuivie par tout un pays, après qu'elle ait tout donné à son amour, elle accepterait de sacrifier cet amour lui-même, de sacrifier ce pour quoi elle a déjà tout sacrifié.

Elle ne l'acceptera pas.

Elle va donc agir encore

Pas directement contre Jason puisque l'amour qu'elle ressent pour lui l'empêche même d'y penser, mais contre ses projets.

Elle va tuer sa rivale et son père

Puis elle va tuer les enfants nés de son amour avec Jason comme si par ce geste elle accomplissait ce qu'il demande : effacer cet amour, l'oublier, en détruisant les fruits de cet amour.

Peut-être par ce geste tente-t-elle de faire éprouver à Jason toute la souffrance qu'il lui demande d'accepter ?

Peut-être tente-t-elle de lui signifier que le pouvoir qu'il croit posséder vient d'elle, de ses actes, de ses décisions à elle ?

 

Le spectacle

Dans la mise-en-scène de Diana Dobreva, Médée et cette volonté de pouvoir sont intimement liés.

Jason ressemble à un politique capable de plier ses choix à l'acquisition d'un pouvoir qu'il a perdu jadis. Il ne semble pas se rendre compte que toute son existence a été rendue possible grâce à elle, ses pouvoirs à elle, ses sacrifices, ses actes.

Il y a dans l'amour de Médée pour Jason une fusion des corps et des âmes qui est autant brûlure qui consume que lien, miction, partage total. Plus que de la magie (elle est sœur ou nièce de Circé) elle use de ruse, de manipulation (face à la naïveté) et d'armes absolument terrestres (couteau, poison…) pour dénouer les situations où Jason se retrouve bloqué. Il paraît presque comme un enfant dont la mère trouve les solutions qui le sortent d'embarras. Elle est aussi celle qui abat tout ce qui peut entraver la marche de son homme, de son héros. Mais elle marche à ses côtés. Sans demander pour elle un pouvoir que ce monde d'homme lui refusera, elle veut que lui au moins, partage ce pouvoir avec elle en reconnaissance de ce qu'elle a fait pour lui.

La Médée de Diana Dobreva est cette femme-là, qui refuse d'être reléguée au second plan, ou n'être que féminité, sensualité, fertilité. Elle n'est pas la terre ensemencée par le semeur, elle est aussi la charrue, l'outil, le soleil, le vent et l'homme. L'homme a qui elle donne vie, qu'elle se donne le droit d'ôter. Elle veut être cette puissance, et peu importe les sacrifices, les risques, les horreurs qu'il faut connaître du moment que son être soit reconnu, et que le pouvoir soit partagé.

Il y a un côté féminin dans le Jason interprété par Olivier Reynal : il est objet de désir. Souvent torse nu, happé, manié, caressé par les mains et la chevelure de Médée. Médée qui pour finir s'empare du casque de Jason et s'en affuble pour lancer ses dernières imprécations, comme si elle endossait les symboles masculin du pouvoir.

Un casque qui est aussi un masque orné de symboles sexuels masculins, guerriers : des cornes de bélier, symboles effrayant transformant l'homme en hybride de bête et d'humain, à mi-chemin des dieux, dont le but est de semer l'épouvante mais que Jason utilise plutôt pour dissimuler son âme lorsqu'il annonce à Médée qu'elle doit renoncer à son amour pour lui.

Dans cette pièce, l'homme se masque derrière les symboles ou les arguments du pouvoir tandis que la femme avance nue, avec son amour pour seule arme.

C'est donc une vision qui transcende le mythe de Médée en se nourrissant des pensées d'Euripide, d'Ovide, de Heiner Müller, de Jorge-Luis Borgès et les propres textes de Diana Dobreva.

C'est dire à quel point la Médée créée et interprétée par Diana Dobreva est nourrie par le feu vivant de son désir d'exprimer cet amour sans limite, sans loi et ce cri d'une femme blessée par l'arrogance et l'injustice des hommes. Et de leur égoïsme lorsqu'ils doivent reconnaître ce qu'ils doivent aux femmes. Lorsqu'il s'agit aussi de partager le pouvoir, même lorsque ce pouvoir, ce sont elles qui le leur donnent.

Il y a une forme de cérémonial dans cette mise en scène. Un personnage venu du monde des morts, des anciens, assiste au drame, le commente, l'explique aux enfants. L'univers sonore créée par Petia Dimanova nous emporte dans les méandres de résonnances mouillées, presque organiques parfois, mais qui n'est ni dominant, ni explicatif. Sur le plateau, les gestes, les corps parlent et stupéfient plus que les mots. Les paroles sont des cris, des feulements, des plaintes venues du ventre. Le décor encadré de grands voiles se transforme au gré des lumières en alcôve, en navire, en ablutions, en sarcophage. L'énergie passe de comédien à comédien, avec intensité, fluidité, fragilité. Une magie parcourt le spectacle. Des images. Comme le meurtre du fils qui apparaît comme une étreinte d'amour entre une mère et son enfant. Tout concours à toucher nos sens Ce sont nos sens qui s'émeuvent de cette mise en scène axée sur le corps pour nous faire éprouver les déchirements et l'exaltation.

Apparaît aussi en filigrane cette image d'une Médée meurtrière des héritiers : son frère, la promise à Jason et son père, ses propres fils, comme si elle voulait arrêter ce cycle de l'héritage du pouvoir, arrêter ce système qui destine ad vitam aeternam la pouvoir aux héritiers, aux héritiers mâles de préférence.

Il y a aussi cette façon dont Médée se sent répudiée, elle qui est de aussi de sang royal, mais un sang royal qui n'est pas grec, qui vient d'un peu plus au nord et à l'Orient, un sang qui, aux yeux de Jason, semble avoir moins de valeur que le sang de la fille du roi de Corinthe. Oui, elle est un peu l'étrangère dont on use, que l'on cajole tant qu'on en a besoin et dont il faut se débarrasser lorsque la famille vient dîner.

Parmi les figures de tragédies grecques, Médée est une des seules qui ne doit pas lutter contre une condamnation des dieux ou une prophétie. Elle n'a pas de destinée à accomplir. En ce sens, elle est affranchie de toute prédestination et c'est en femme libre, en individu qu'elle accomplit sa tragédie. C'est en cela qu'elle est proche de nous.

 

Bruno Fougniès

 

 

Médée, l'insomnie de l'amour monstre

D'après le mythe de Médée sur des textes d'Euripide, Ovide, Heiner Müller, Jorge-Luis Borges, Diana Dobreva, mise en scène Diana Dobreva, musique Petia Dimanova

Avec Diana Dobreva, Olivier Reynal, Jean-Charles Mouveaux, Aneli Pino